DE l' AGE et de la BEAUTE
Je dispose par devers moi d'un signe infaillible qui atteste mon retour à la santé, c'est la beauté. Pour avoir végété si longtemps dans les affres, y avoir assisté à la faillite de toutes choses au monde, à l'évidence de la caducité universelle, c'est miracle, que par un retour si soudain et si improbable, il me soit possible, caprice ou nécessité, de goûter si nouvellement le charme de quelque image, toute intérieure il est vrai, mais qui vient se superposer sur les réalités existantes, et les colorer d'un relief inattendu. Ainsi donc la vie est possible, "simple et facile "comme dit Verlaine, lequel connaissait lui aussi d'affreuses débâcles. On ne peut réduire la beauté à une pure illusion, même si très évidemment il y aurait grande simplesse à la croire nécessaire et constante. Elle apparaît et disparaît, comme la lune entre les toits de la vlille, tantôt mélancolique, tantôt brillante et radieuse, toujours bien-venue. Mais elle ne dissipe en rien les obscurités, les "terreurs d'une profonde nuit", elle les rend moins cruelles, moins dévastatrices. Je sais dorénavant - je le savais déjà mais j'avais tendance à l'oublier - qu'il faut me résoudre à cette dualité indépassable, à ce contraste tragique de l'horreur et de la beauté, où la beauté ne change rien à l'ordre des choses mais y introduit cet inestimable plus qui contribue à rendre l'existence supportable.
La beauté je la vois avant toutes chose dans certains visages, féminins le plus souvent, où la grâce et la vivacité enjolivent le sourire, le portant à une qualité d'incandesence qui magnifie tout, qui exalte le transitoire aux limites de l'intemporel. C'est évidemment impossible, ce serait une grave erreur, mais on souhaiterait que ce sourire dure toujours, échappe à tout jamais aux lois du temps. C'est le miracle de la peinture : voyez la Primavera, le seul sourire délicatement joyeux de toute l'oeuvre de Botticcelli. Elle dit à tout jamais le charme du jeune printemps, l'allégresse inconditionnelle de la nature nourricière, l'ivresse érotique des corps en liesse, l'abandon généreux au génie de l'espèce. Et dans le même temps on soupçonne je ne sais quelle discrète, secrète retenue, par où la dame exprime une intime distance, comme si dans l'abandon même il restait, par devers soi, quelque raison de ne pas s'y rendre toute entière.
Beauté du désir sans ambage, beauté de la distance intérieure. Equilibre parfait. Beauté du désir resté désir.
C'est où le grand âge se sépare radicalement de la jeunesse, laquelle consomme et consume la vie. Rien ne semble impossible, tant le corps est vaillant, résistant, et l'âme désireuse. Il est inévitable que l'âge venu on ait une douloureuse nostalgie de ce temps fougueux où le désir faisait flamber la vie. Certains se jettent, la soixantaine venue, dans un amour de vieillesse pour une jeunesse, pour se voir rapidement brûlés au contact de l'impossible. Songeons à Goethe proposant, à soixante treize ans, la mariage à une donzelle de seize. On devine la réponse. Puis vient un autre âge encore, le dernier je suppose, où même ces ultimes désirs ne font plus corps, et alors que reste-t-il ? Le désir demeuré désir, car si l'on dit bien que le désir ne meurt jamais, on oublie de dire que sa réalisation est elle devenue impossible. Alors on vit avec des regrets, à moins que l'on ne trouve d'autres moyens de donner quelque consistance à un désir demeuré désir. On peut peindre, ou écrire : la matière ne manque jamais. Goethe finissant un Faust qu'il avait commencé soixante ans auparavant. Ou Vinci retouchant sa Joconde, dans son ultime demeure à Lucey. Et tant d'autres exemples.
Moi aussi j'avais rêvé de faire oeuvre. Je dois me contenter, en toute modestie, de ces fragments et morceaux épars, étant incapable de mieux. Je doute qu'une soudaine inspiration, qui m'a toujours manqué, fasse inopinément son entrée en scène et me donne les moyens de l'oeuvre que j'aurais aimé faire. Je finirai sans doute comme j'ai vécu : tout en contrastes, en fragments épars, en tentatives avortées, en essais inaboutis. C'aura été mon lot, et tant pis pour moi.