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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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2 avril 2022

La BEAUTE et la MORT

Tout le roman de Thomas Mann, "La mort à Venise" repose sur l'alliage fatal, énigmatique et fascinant de l'appel de l'amour, de la Beauté retrouvée, avec l'attrait ambigü de la décomposition des corps et des choses dans l'agonie. Une structure romanesque qui me rappelle inévitablment la commposition du De Natura Rerum de Lucrèce, qui s'ouvre sur un magnifique appel à la volupté printanière et qui s'achève dans les marasmes pestilentiels d'une mort collective. Appel, ouverture, floraison, magnification de la vie, crise existentielle et retournement catégorique, puis, soudain la peste !

Rappel rapide Ce vieux professeur qui n' a vécu que de culture, lassé de tout, entreprend un voyage difficile et fatigant vers la ville des Doges, s'installe dans un hôtel pour une durée indéterminée pour réfléchir librement  sur sa destinée. Il passe ses journées sur la plage, observe les gens et le joyeux tumulte tout autour, et soudain, coup de foudre, s'éprend en toute innocence d'un merveilleux garçon au nom étrange "Tadzio", qui joue librement avec les jeunes de son âge, et qui lui apparaît représenter à la perfection la Beauté antique, telle qu'il l'a rêvée à travaes l'étude des oeuvres classiques. Ebranlement affectif d'un vieil homme peu rattaché à la vie réelle, bouleversement d'un esprit voué tout entier à la culture, et qui se voit en quelque sorte dépossédé de sa souveraineté par un invraisemblable mais foudoyant désir de beauté et d'amour. Que faire? Rien. Rien que regarder sans cesse ce jeune garçon évoluer dans son corps souple et gracieux, comme un Praxitèle en mouvement, comme un de ces éphèbes que courtisaient les hommes d'âge mûr, au temps de la démocratie athénienne. Retour sur image. Suspension du temps. Un long moment d'éternité, moment fou, moment violent et délectable, moment mobile et figé à la fois, désir sans mesure ni but, passion brûlante et sans issue. Notre homme est comme figé dans la contemplation d'un de ces jeunes corps adolescents si vantés par Platon dans ses oeuvres. Il n'est pas indifférent de bien voir que la beauté est repreésentée par le jeune homme et non la jeune fille, comme on s'y attendait plus vraisemblablement. Le professeur n' a jamais couru les jeunes gens. Il a vécu retiré et chaste. Il n'a aucun penchant particulier pour la pédérastie. Peu importe : ce jeune homme est la perfection absolue, incarnée dans un corps d'adolescent.

Le récit lui-même semble se figer sur cette apparition. Que peut-il bien se passer après la contemplation? Nous l'avons déjà dit : rien. La Beauté se suffit à elle même, alors qu'elle ouvre un abîme sans fond chez celui qui la regarde. Sidération. Immobilité. Supension. Fascination. Que voit-il en voyant la Beauté elle-même? Et que peut le désir chez un vieil homme décrépi face à la jeunesse triomphante? Et puis, si je m'en souviens  bien, quel trouble moral, quel malaise indéfinissable? Tout respire la joie et la béatitude autour de lui, qui souffre, quand se répand la terrible nouvelle : la peste a infesté la ville. Il faut partir. Mais lui, partira-t-il? L'hôtel va fermer. Les touristes fuient. Tout s'assombrit sous le soleil éclatant, tout semble dérisoire face à la mort qui emporte les vivants. Que choisira notre héros? La vie sauve, la banalité d'un retour en Allemagne, ou l'obstination d'un surplace fatal? 

Laissons là ce roman extraordinaire. Arrêtons de rêver sur la Beauté! Après tout, c'est quoi la beauté? Une forme, une oeuvre de la nature ou de l'homme, un fruit du hasard ou du travail? Et quand je la regarde, ébloui et stupéfié, que vois-je au juste? Est-ce l'objet qui est beau et cause d'émoi, ou est-ce mon regard qui construit tout cela, à la faveur certes d'un objet exceptionnel, mais que moi seul je fais exister dans sa valeur absolue? Et quand je l'ai regardée, que ferai-je? L'adorer? Me prosterner ? Prier? Méditer? D'autres ont des réactions très différentes : il se lève en eux, comme dans un fameux poème de Baudelaire, une sorte de haine sourde, un appel à la profanation, une soif de saccage? Cela existe plus qu'on ne pense. Et chez d'autres la peur pour l'objet, peur qu'il soit détruit par des malfrats, salopé par la sottise. Il faut le sauver. Mais comment? Le refaire en quelque sorte, dans une esquisse, un tableau, ou le figer dans une photo, ce qui paraît plus facile, et qui est rarement réussi. Ou le chanter, le transposer en musique. "Jai peur que la beauté ne meure, parce que je sais que tout meurt, même la beauté. Que la mort emporte la laideur, soit, la brutalité et la haine, tant mieux, mais qu'elle emporte ce qui est beau, qu'elle fasse que dans la forme apparemment achevée le temps continue une oeuvre, non d'embellissement mais de destruction, de décomposoition, de pourriture .... Qui pourrait accepter cela? Quel Dieu sadique n' a fait naître la beauté que pour la transformer en charogne? La mort est déjà dans la fleur, que dis-je, dans la tige et la racine même, dans la semence! La vie, la grande semeuse, est en même temps la grande faûcheuse. Tout cela nous le savons parfaitement. Mais comment le vivons nous?

Un ami artiste me dit que dans son désespoir inexpliqué il ne lui reste comme joie athentique que de contempler les nuages. J'aime cette disposition, si proche de la mienne. Mais les nuages nous apprennent à la fois le temps qui passe et l'éternité du passage immobile. Le ciel est comme notre âme : apaisée, tourmentée, virant au violet, au rouge sombre, au bleu tropézien, avec des striures, des balafres, des aurores exaltantes et des orages abominables. Regarder les nuages dans le ciel c'est contempler son âme. La beauté y est toute, mais la mort aussi.

Freud parle quelque part de l"fugitivité  "Vergänglichkeit" : caractère de ce qui passe. Le passage est douleur. L'impermanence est douleur (Bouddha) Tout ce qui existe se décompose, tout ce qui nâit doit mourir. Rien de plus instructif que la contemplation des nuages dans le ciel. mais aussi, en tout cas pour moi, rien de plus merveilleusement apaisant que la comtemplation du cours d'une rivière, où tout passe, feuilles et vaguelettes, mais qui en soi ne passe jamais. Seules les belles images comme celles-là peuvent nous faire accéder au niveau requis pour joindre dans l'intuition la Beauté et la Mort.

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Commentaires
M
Lire J. Krishnamurti, entre autres 'De la vie et de la mort'.
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