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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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28 mars 2024

AUTOPSIE DE LA PESTE

 

"Comme en temps de peste la plupart sont malades en commun de fausses opinions sur les choses, et qu'ils deviennent toujours plus nombreux - en effet à cause de l'émulation réciproque l'un prend la maladie de l'autre comme les moutons - (...)  j'ai voulu en utilisant ce portique mettre en public les remèdes du salut".

La peste, la maladie, la contagion universelle, l'émulation dans le malheur, c'est, en quelques traits rapides, le diagnostic de Diogène d'Oenanda, philosophe épicurien du premier siècle de notre ère. La cause ? De fausses opinions sur les choses qui déclenchent la peur, l'avidité, la concurrence acharnée, la quête du pouvoir, la violence, la kyrielle des maux innombrables. L'image terrible de la peste, on le sait, clôturait le grand poème de Lucrèce. Mais la peste n'est pas seulement un épisode tragique et passager, c'est le symbole perpétuel de la condition humaine traînant "une vie abjecte" dans l'ignorance, la terreur et l'erreur. 

Cette maladie universelle peut s'expliquer par une causalité à deux niveaux. Au premier niveau, comme dans le texte de Diogène, la maladie est la conséquence de l'ignorance (les fausses opinions). Une étude sérieuse des modalités et des sources de l'ignorance devrait présider à un amendement, une rectification du jugement d'où découlerait une forme nouvelle de santé physique et psychique - aponie et ataraxie, fin des troubles, guérison, félicité. Mais il existe un autre niveau, quasi invisible, infiniment problématique, lequel n'est guère mentionné dans les travaux sur l'épicurisme, et qui exprime une sorte de pessimisme anthropologique : plus fondamentalement que l'ignorance elle-même, c'est le fait principiel, irréversible de la culture qui provoque dans l'humanité un déchirement originel, une rupture d'équilibre, une sensation intarissable de manque -  Lucrèce parle de "vases percés" que rien ne peut remplir. Epicure lui-même répète à l'envi qu'il faut "suivre la nature", ce qui indique par la bande que la nature est précisément ce qui a été perdu. En termes modernes nous dirions : pour entrer dans l'orbe de la culture l'homme doit sacrifier une part de sa nature, qu'il espère  retrouver quelque jour, au terme d'un long processus évolutif, et qu'il ne récupère (?) que le jour de sa mort "tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change". Bien sûr la culture offre des compensations à la perte, elle fait miroiter des réconciliations à venir, "des lendemains qui chantent", mais en attendant l'homme soumis à la loi du travail et de l'échange obligatoire s'échine et se morfond. "Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre" (Pascal). On peut estimer, toutes illusions mises de côté, que c'est en somme un jeu truqué où nul, au bout du compte, ne récupère sa mise.

La bonne nouvelle - et c'est là que l'épicurisme reste une remarquable école de dégrisement - c'est que ce processus peut être analysé et compris. Nous perdons quelque chose de notre "nature" en entrant dans la culture - et nous ne pouvons faire autrement. Le manque dès lors taraude la psyché, engendrant le fantasme d'une satisfaction compensatoire, d'où les désirs, les passions, les addictions, les conduites compulsives, les quêtes infinies. Jusqu'où ? De toute manière ce processus, infini et aliénant, est rapidement mortifère. Et surtout, il est voué à l'échec. On ne rattrape rien, on ne récupère rien, on ne refera jamais l'unité perdue. Il faudra vivre avec sa finitude. Le comprendre c'est changer radicalement de voie : inutile de chercher, de s'échiner, d'aller conquérir les monts et les cieux. S'explique alors parfaitement l'éthique d'Epicure : un peu d'eau, un peu de vin, quelques olives, un jardin, des amis, la philosophie comme style, la pensée du plaisir comme norme. Lucrèce le dira en latin : "non plus quam minimum".

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Commentaires
Z
Un peu de vin, de fromage ou de pâté, c'est de la culture mais ça nous ramène à la nature.
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