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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl

LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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19 avril 2024

DU TEMPS ET DE L'ORAGE

Mon grand-père était-il héraclitéen sans le savoir ? Considérant les turbulences atmosphériques il hochait la tête, et disait : " es gebt e Wetter", il va y avoir un orage. L'usage du mot "Wetter" pour orage est étonnant, normalement on dit "Gewitter" - dans lequel Wetter est bien présent au prix d'une légère altération du e en i. Quoi qu'il en soit c'est fondamentalement le même mot pour désigner à la fois le temps (atmosphérique) et l'orage, désignation singulière qui nous renvoie à une époque ancienne où la mesure du temps (atmosphérique et chronologique, Wetter et Zeit) la plus décisive était l'intervention de l'orage, intervention quasi divine qui marquait,  par le changement radical, par la violence des éléments, le passage d'un état du monde à un autre. Ce n'est pas hasard si Zeus est le porteur de la foudre.

Héraclite écrit : "Toutes choses la foudre les gouverne". La foudre foudroie, c'est à dire saisit et détruit. Elle est un agent de mort, soumettant toutes choses à la loi de destruction. Mais en détruisant, elle anéantit un certain état de choses (un cosmos) au bénéfice d'un autre arrangement - un nouveau cosmos, une nouvelle disposition des choses. Détruisant, elle crée du nouveau, qui sera détruit à son tour, indéfiniment. C'est ainsi que se fait le mouvement universel, sans début et sans fin : Aiôn, jeu du temps cosmique, "comme un enfant qui joue, royauté d'un enfant".

Dans sa vieillesse, Hölderlin, rêvant et divaguant dans sa chambre au bord du Neckar, s'est depuis longtemps affranchi du temps social, du temps de la réussite et de l'échec, du temps des hommes. Son temps à lui c'est maintenant le rythme régulier des saisons, c'est l'hiver qui se fait printemps, été, automne et ses poèmes ne disent plus rien d'autre que cela : le mouvement interne, subtil de la transformation sous la dominance universelle du ciel. "Est-il inconnu, Dieu ? Est-il ouvert comme le ciel ? Je le croirais plutôt. Là est la mesure de l'homme". Hölderlin, on le veut psychotique ou demeuré, mais je penserais plutôt qu'il a quitté le domaine de la folie ordinaire, vivant dorénavant dans ce domaine tout autre du temps immense, temps de la nature immense, temps de l'Aiôn, de la lumière divine et de l'orage, temps du ciel éternel.

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15 avril 2024

DE LA FORME : eidos et ruthmos.

 

Ruthmos : le sens premier du mot est "disposition régulière des parties ou des éléments, juste proportion, harmonie, forme". Toutefois, originairement, le terme désigne la forme dans ce qu'elle a de fluide et de mouvant : une forme réglée mais en évolution, en devenir. De là découle le sens plus tardif, de rythme, cadence, mesure - notamment dans le discours, la musique et la poésie. L'alternance réglée des longues et des brèves produit le rythme du vers sur lequel repose l'édifice du poème.

De là on peut déduire deux conceptions de la forme. La forme comme eidos, ou idea, forme stable, voire substantielle, "idée claire et distincte" que la pensée conçoit comme unité, réalité vraie, plus vraie que tout ce qui se donne aux sens dans la polyphonie des mouvements innombrables et insaisissables. Platonisme.

Dans la vision de la forme comme ruthmos, tout au contraire, on considère le mouvement universel comme seul réel, sur lequel se détachent des configurations évolutives, formes d'un jour, ou d'une heure, évanescentes, bientôt dissoutes  au profit de nouvelles que le temps ne manquera pas d'emporter à leur tour. Ce qui nous semble stable, au regard de notre durée propre, ne l'est en rien au regard d'un temps plus vaste qui brasse toutes choses dans son tourbillon. "Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant" (Montaigne, Du repentir, début). On peut bien considérer les formes apparaissantes comme des "formes" (ruthmos) à condition de se souvenir à tout coup que ce ne sont là que des apparences, des "apparaître", qui ne révèlent rien, ne dissimulent rien, et qui ne sont ni plus ni moins que des vagues à la surface des eaux, des miroitements éphémères.

Spontanément nous sommes tous plus ou moins platoniciens, nous voulons du stable, du solide, confortés en cela par le jeu de la langue qui isole des réalités nommables, les découpe sur le tissu indifférent du monde, les combine en représentations collectives, érigeant un socle commun de signes et de valeurs. Mais quelques-uns, plus artistes que les autres, sont davantage sensibles à l'écoulement sensitif, aux mouvements subtils qu'ils ressentent dans leurs fibres, à l'universel tourbillon qui les emporte, à l'"embrouillamini" du monde, à la danse cosmique qui règle et dérègle toutes les formes.

5 avril 2024

ATOMOS IDEA : DEMOCRITE

 

 

ATOMOS IDEA : démocrite

 

Qu’est-ce que l’atome ? « Atomos idea ». Comment comprendre cette expression ? Et quelles conséquences pour la pensée ?

Atomos, ici, est un adjectif : Indivisible

Idea : aspect premier, apparence (à partir d’un radical qui signifie voir). Rien, dans cette définition, ne signale une référence au corps, à la matérialité des corps. L’atome est l’œuvre du voir spéculatif, d’une vision intellectuelle. Mais pourquoi « indivisible » ? Il faut poser l’indivisibilité comme la limite au-delà de laquelle l’élément perd sa qualité propre en se dissolvant dans l’indéterminable. Nous sommes là dans une difficulté du langage : on aimerait parler de « forme », comprendre l’idea comme « forme », mais cette indication a le grand désavantage de convoquer la fixité, de figer l’atome dans une sorte d’être immuable et permanent, alors que pour Démocrite tout est mouvement. Tout sauf l’immobilité, la pérennité des idées platoniciennes.

Trois termes essentiels définissent ce mouvement des atomes :

Rhusmos : un mouvement rythmé, une cadence, un flux, ou si l’on veut, une coulée, une coulure : le trait de la plume et de l’encre sur le parchemin, ou le tracé du pinceau sur la toile. On peut parler de forme ou de figure à condition de les penser dans leur jaillissement et leur développement.

Diatigè : le contact. Traçant une lettre on met en contact des lignes avec d’autres lignes, des mots avec d’autres mots, combinaison féconde

Tropos : tour, façon de se tourner : des boucles, des allers et des retours, des cercles et des droites, variations et piétinements, géométrie dans l’espace.

De tout cela il faut conclure que Démocrite ne pose pas une théorie corpusculaire, une physique des particules, mais qu’il décrit le traçage de l’écriture. L’Atomos idea serait une lettre et la suite infinie des lettres constituerait le lexique insommable du Tout. Ce que nous croyons savoir du monde se résume à un discours, rien qu’un discours qui fait parler les astres, où nous n’entendons  en retour rien que notre pathétique quête de sens. Il faut bien, pourtant, admettre qu’il y a « quelque chose » que notre science échoue à connaître, et que l’atome figure en dernier ressort, comme ce moins que rien qui n’est pas rien, réel indivisible.

4 avril 2024

LE REEL SELON DEMOCRITE

 

Démocrite écrit : « Selon la loi, la couleur, selon la loi, le doux, selon la loi, l’amer, mais selon le réel, les atomes et le vide ». C’est du moins ainsi que Galien le traduit.

La loi (nomos) peut s’entendre comme coutume, ou convention par opposition à phusis, la nature. En clair, le langage est une activité artificielle qui échoue à dire la nature de ce qui est. Doux, amer, forme et couleur sont des constructions de notre esprit, fixées dans le langage pour assurer la communication. Mais alors qu’est ce qui est réel ?

Démocrite utilise délibérément un terme rarissime, quasi absent dans la littérature : èteiè réellement, véritablement.

En général les auteurs traduisent : en réalité, ou, selon le réel, les atomes et le vide. Sauf que dans le texte de Démocrite ni figurent ni les atomes ni le vide ! Les traducteurs, embarrassés par la formulation étrange et inventive de Démocrite substituent au texte une interprétation de leur crû, au motif que l’auteur serait obscur et difficile à suivre !

Voyons le texte : « kata de ten aletheian den kai mêden esti ta panta » - mais selon la vérité toutes les choses (ta panta) sont den et mèden. Qu’est ce à dire ? Mêden c’est littéralement pas-un, rien. Le mè exprime la négation. Par un certain aspect le réel n’est rien, non existence, absence d’être – d’où les traducteurs se sont crus autorisés à déclarer qu’il s’agissait du « vide ». D’un autre côté il faut bien confesser qu’il existe quelque chose, que le réel n’est pas rien. D’où cette invention fabuleuse d’un mot qui n’existe pas en grec classique, den, obtenu par une coupe brutale, une césure de mêden : den pourrait dès lors signifier un contraire relatif de mêden, soit, un « quelque chose », un petit plus par rapport au non-être. A la fois rien et et plus que rien.

La grande leçon de Démocrite c’est le "ou mallon" : pas plus ceci que cela. Par rapport à notre texte cela donne : le réel, en vérité, n’est pas plus quelque chose que pas quelque chose. Rien à voir avec les dogmatiques de l’Etre et de la Substance. Nous voilà, à tout jamais, ballottés dans les incertitudes tourbillonnaires, à brasser du vent.

3 avril 2024

PRESQUE RIEN

 

 

 

Une scène de cinéma : une cantatrice célèbre, au sommet de sa carrière, se découvre un cancer qui va l'emporter sous peu. Bien sûr le médecin lui propose une chimiothérapie. Elle refuse : « Pourquoi m'infliger un traitement qui me ferait gagner tout au plus quelques semaines, pourquoi perdre ces beaux cheveux qui font ma grâce et ma jeunessse ?». « Mais alors, que ferez-vous ? » Elle montre du doigt une armoire basse, et dit : « J'écouterai tous ces arias magnifiques en dégustant un excellent vin, et le reste du temps je regarderai par la fenêtre le mouvement du monde ».

 

Je ne semble pas souffrir, pour l'heure, d'un cancer ou de quelque maladie scélérate, mais cela ne change rien à la chose, qui est l'imminence du trépas. Quelques jours, quelques semaines, quelques mois, ou même quelques années, le résultat, comme le voyait notre cantatrice, est rigoureusement le même. Nous sommes tous des morts en sursis, ou comme dit Epicure, des citadelles sans murailles. Aussi, ce programme musical, dégustatif et contemplatif me semble-t-il de la meilleure veine. Lorsque toute action dans le monde devient impossible, quand le corps refuse l'effort et que la pensée se retourne infailliblement vers l'origine, alors la méditation se fait d'elle-même nécessaire et facile. Quand on ne peut courir il faut s'asseoir. Alors peut commencer une tout autre histoire, où le sujet, sans plus s'agiter ni s'éparpiller, se replie sereinement sur son centre vide et laisse se dénouer les entraves et les nœuds du vouloir. Verra-t-on alors la lumière céleste, l'immensité du ciel ou les affres des enfers – ou alors, ne verra-t-on rien du tout ? Je pencherais plutôt pour le rien, le presque rien, ombres fumeuses et simulacres, presque rien tournoyant dans le rien.

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28 mars 2024

AUTOPSIE DE LA PESTE

 

"Comme en temps de peste la plupart sont malades en commun de fausses opinions sur les choses, et qu'ils deviennent toujours plus nombreux - en effet à cause de l'émulation réciproque l'un prend la maladie de l'autre comme les moutons - (...)  j'ai voulu en utilisant ce portique mettre en public les remèdes du salut".

La peste, la maladie, la contagion universelle, l'émulation dans le malheur, c'est, en quelques traits rapides, le diagnostic de Diogène d'Oenanda, philosophe épicurien du premier siècle de notre ère. La cause ? De fausses opinions sur les choses qui déclenchent la peur, l'avidité, la concurrence acharnée, la quête du pouvoir, la violence, la kyrielle des maux innombrables. L'image terrible de la peste, on le sait, clôturait le grand poème de Lucrèce. Mais la peste n'est pas seulement un épisode tragique et passager, c'est le symbole perpétuel de la condition humaine traînant "une vie abjecte" dans l'ignorance, la terreur et l'erreur. 

Cette maladie universelle peut s'expliquer par une causalité à deux niveaux. Au premier niveau, comme dans le texte de Diogène, la maladie est la conséquence de l'ignorance (les fausses opinions). Une étude sérieuse des modalités et des sources de l'ignorance devrait présider à un amendement, une rectification du jugement d'où découlerait une forme nouvelle de santé physique et psychique - aponie et ataraxie, fin des troubles, guérison, félicité. Mais il existe un autre niveau, quasi invisible, infiniment problématique, lequel n'est guère mentionné dans les travaux sur l'épicurisme, et qui exprime une sorte de pessimisme anthropologique : plus fondamentalement que l'ignorance elle-même, c'est le fait principiel, irréversible de la culture qui provoque dans l'humanité un déchirement originel, une rupture d'équilibre, une sensation intarissable de manque -  Lucrèce parle de "vases percés" que rien ne peut remplir. Epicure lui-même répète à l'envi qu'il faut "suivre la nature", ce qui indique par la bande que la nature est précisément ce qui a été perdu. En termes modernes nous dirions : pour entrer dans l'orbe de la culture l'homme doit sacrifier une part de sa nature, qu'il espère  retrouver quelque jour, au terme d'un long processus évolutif, et qu'il ne récupère (?) que le jour de sa mort "tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change". Bien sûr la culture offre des compensations à la perte, elle fait miroiter des réconciliations à venir, "des lendemains qui chantent", mais en attendant l'homme soumis à la loi du travail et de l'échange obligatoire s'échine et se morfond. "Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre" (Pascal). On peut estimer, toutes illusions mises de côté, que c'est en somme un jeu truqué où nul, au bout du compte, ne récupère sa mise.

La bonne nouvelle - et c'est là que l'épicurisme reste une remarquable école de dégrisement - c'est que ce processus peut être analysé et compris. Nous perdons quelque chose de notre "nature" en entrant dans la culture - et nous ne pouvons faire autrement. Le manque dès lors taraude la psyché, engendrant le fantasme d'une satisfaction compensatoire, d'où les désirs, les passions, les addictions, les conduites compulsives, les quêtes infinies. Jusqu'où ? De toute manière ce processus, infini et aliénant, est rapidement mortifère. Et surtout, il est voué à l'échec. On ne rattrape rien, on ne récupère rien, on ne refera jamais l'unité perdue. Il faudra vivre avec sa finitude. Le comprendre c'est changer radicalement de voie : inutile de chercher, de s'échiner, d'aller conquérir les monts et les cieux. S'explique alors parfaitement l'éthique d'Epicure : un peu d'eau, un peu de vin, quelques olives, un jardin, des amis, la philosophie comme style, la pensée du plaisir comme norme. Lucrèce le dira en latin : "non plus quam minimum".

21 mars 2024

SAGESSE DU KAIROS - KAIROS DE LA SAGESSE

 

Sagesse du kaïros ou kaïros de la sagesse ?

Grossièrement on définira le Kaïros comme opportunité, moment favorable, ou moment de la chance. La chance, étymologiquement, c'est la cadence, de cadere, tomber, ou encore le cas (caso, Fall). Dans le processus linéaire du temps (chronos) quelque chose "tombe", fait irruption par son caractère d'imprévu, d'imprévisible, d'incalculable. Le temps est momentanément déchiré : entre l'avant et l'après un intervalle singulier, miraculeux, hors temps, une grâce, un don exquis du hasard, un éblouissement, saisissent le sujet, l'appellent, exigent de lui l'extraordinaire. C'est que le kaïros est à la fois extérieur et intérieur : il faut la rencontre de l'événement et de la conscience. Si la conscience est assoupie, distraite, négligente, incapable de se situer au bon niveau, la chance passera et le sujet se morfondra dans le regret : maintenant il est trop tard. A l'inverse il n'est pas possible de forcer le cours du temps. Comme on dit familèrement, et très justement : "Avant l'heure c'est pas l'heure ; après l'heure c'est pas l'heure ; l'heure c'est l'heure". Il faut une forme aigue de l'intelligence pour saisir l'opportunité, par la pensée d'abord, dans l'action ensuite, s'il est question d'agir.

Inférieure en nombre et en armement la flotte est acculée au fond d'un entonnoir naturel. L'issue semble fatale. C'est alors que l'amiral s'aperçoit que le sens du vent s'est inversé, soufflant en direction des bateaux ennemis. Il donne l'ordre de mettre le feu à l'un de ses propres navires, lequel, poussé par le vent en direction de la flotte ennemie, va provoquer un gigantesque incendie. Sagesse du kaïros.

L'expression "sagesse du kaïros" est en elle-même problématique, voire provocante. Mettre en avant le kaïros c'est opter pour le hasardeux, l'improbable, l'extra-ordinaire, le hors norme et l'irrationnel. A moins de considérer que cette attitude, cette option philosophique est, en dernière analyse, plus rationnelle que le rationnel ordinaire, qui n'est que conformisme, platitude de l'esprit et engourdissement. Nous avons là deux visages contrastés de la sagesse : celle, philistinique et bedonnante des diacres du bon sens, et l'autre, celle qui s'ouvre à l'étrange, qui ne mesure rien, ne calcule rien, se détourne des biens et des avoirs, et des savoirs, pour ne vivre qu'en attente de l'exceptionnel. C'était, semble-t-il, la position d'Anaxarque le Bienheureux, que ses détracteurs appelaient le Sophiste, au motif qu'il refusait la métaphysique des Idées, la souveraineté du Bien, et que, amoral en toutes choses, il offrait par tous les chemins l'image ébouriffée de la liberté.

La sagesse du Kaïros c'est la position décidée de celui qui s'écarte résolument de la sagesse vertueuse des sages pour se rendre disponible au surgissement de l'événement-hasard, recueillant dans cette fulguration ce qu'il en est des "choses" au plus près de la vérité.

"Toutes choses la foudre les gouverne".

Jusqu'ici nous avons suivi la voie du kaïros éruptif, la sagesse consistant à accueillir, recueillir, se révéler à soi-même digne du surgissement, à le faire retentir. Un pas de plus et nous voici en présence du kaïros de la sagesse. Un pas de plus, car ce qui suit n'a aucun sens si la sagesse du kaïros est manquée. Nous voici délibérément dans les plus hautes sphères de la pensée. Dire : kaïros de la sagesse c'est admettre que la sagesse elle-même puisse être l'agent, le sujet créateur, l'artisan, ou l'artiste, du kaïros - ce qui contredit au premier chef l'expérience courante, le fonctionnement ordinaire de la psyché. Est-il possible de créer l'exceptionnel, d'introduire dans le cours du temps ce hiatus, cette brisure, ce vertige, ce chaos fécond qui ne viennent pas spontanément selon l'ordre du temps ? C'est pourtant ce que fait l'artiste dans ses moments les meilleurs lorsque, déchirant la structure close de la répétition, il ose agir en soi, et hors de soi, le son, l'image, la figure, la forme qui n'existaient nulle part, et qui jaillissent et foudroient ! Poètes et penseurs connaisssent de tels moments, qui ravissent, et dans lesquels ils se reconnaissent eux-mêmes, plus hauts et plus avisés qu'eux-mêmes, en plein accord avec leur plus intime vérité.

 

19 mars 2024

L'ERMITE RELIGIEUX et L'ERMITE PHILOSOPHE

 

De par sa constitution particulière le réfractaire fait tout ce qu'il peut pour se retirer de la foule, qu'il ne peut supporter, et fuir dans les solitudes. On l'imagine aisément vivre chichement au fond d'un bois écarté, dans une hutte de branchages, ou dans un mobilhome vermoulu, carabine à portée de main pour effaroucher les importuns qui auraient eu le malheur de se perdre dans les sous-bois de son ermitage. Au Moyen Age le réfractaire pouvait se parer des prestiges de la religion, se faire passer pour un saint, jouir de la sorte de la  considération publique et accessoirement des dons que déposaient les bonnes âmes sur le seuil de sa retraite. Allez savoir quelles étaient les motivations réelles de ces ermites qui pouvaient impunément éructer contre les autorités en place, et même pourfendre, sans grand risque, les moeurs des curés, prélats, moines ou évèques.Toujours il s'agissait bien de vomir le monde, ses passions funestes, ses moeurs dépravées, ses institutions corrompues - au nom d'une autorité plus haute, d'un principe suprême et absolu, en face duquel le monde n'est que fumier et putrescence. C'est ainsi qu'une certaine mystique échevelée, fort étrangère du reste à la pensée et à la pratique de l'Eglise, a pu servir de paravent, de faire valoir, de légitimation au réfractaire ami des forêts.

Dans un excellent petit livre antique "Du rire et de la folie" attribué à Hippocrate, l'auteur expose la symptomatologie inquiétante du sage Démocrite menacé de perdre la raison :" Oublieux de tout et de lui-même pour commencer, il reste éveillé nuit et jour, trouvant dans les grandes et les petites choses autant de sujet d'hilarité et estimant que la vie entière n'est rien. (...) Démocrite rit de tout, voyant les uns tristes et chagrins, alors que d'autres se réjouissent. De plus notre homme prend l'Hadès et ce qui s'y passe comme objet de ses recherches, dont il garde trace écrite ; il assure que l'air est plein de simulacres, il écoute la voix des oiseaux, il se relève souvent la nuit et semble chanter tout seul à mi-voix. Parfois il prétend voyager dans l'infini et qu'il y a d'innombrables Démocrites semblables à lui". Vers la fin du livre on voit Démocrite se livrer à une tirade enflammée contre les passions ordinaires des hommes, la cupidité, la soif du pouvoir, l'insatisfaction chronique - par rapport auxquelles il machine deux parades souveraines : le retrait dans les bois, auprès d'une source limpide, heureux de pratiquer l'étude inépuisable de la nature ; et ce rire terrible, exterminateur, par lequel il désigne, assigne, vilipende sans pitié le mal inhérent à la constitution des hommes : "je ris d'un unique objet : l'homme plein de déraison".

Il y a je ne sais quelle majesté souveraine dans ce personnage de Démocrite, indifférent à la foule, au bien et au mal, riant de nos affects et de nos turpitudes à la manière des dieux d'Homère ("le rire inextinguible des dieux") poursuivant sans relâche ses propres recherches sur les phénoménes de la terre, du ciel, des hauteurs et des profondeurs, sur le vol des oiseaux, la trajectoire des poissons, les orages et les volcans, tous les phénomènes en somme, et l'homme y compris, lui-même considéré comme un phénomène parmi les phénomènes. Chez Démocrite le retrait, la distanciation critique à l'égard du monde n'exprime pas la mélancolie, la rancoeur d'un coeur désabusé. Même son rire, ce rire terrible qui épouvanta les Abdéritains, est allègrement tonique : il enseigne à se détacher des fictions, à voir froidement ce qui est.

 

 

18 mars 2024

RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL : l'Ecclésiaste

 

De ma relecture de l'Ecclésiaste je retiens deux phrases capitales, au demeurant extrèmement célèbres :

"Rien de nouveau sous le soleil"

"Vanité des vanités tout n'est que vanité"

 

La première, par ces temps de changement perpétuel, d'accélération massive et compulsive, apparaîtra comme une incongruité, voire une absurdité. Et pourtant...Si l'on écarte en pensée l'écume scintillante des apparences on verra en effet que dans les profondeurs rien ne change, que les mêmes passions de pouvoir, de montre et de jouissance mènent la danse, que les mêmes conflits, avec les mêmes acteurs, mènent le monde : les noms changent, hier César ou Napoléon, aujourd'hui...mettez qui vous voulez. Schopenhauer dira : le même théâtre de marionnettes, le même cercle du temps, le même insondable et absurde vouloir-vivre.

Comme on dit familièrement : plus ça change plus c'est la même chose, en quoi le bon peuple montre plus de bon sens que la plupart des philosophes.

L'intérêt de la formule c'est de faire comprendre qu'il n'y rien à espérer, ni aujourd'hui ni demain, ni pire ni meilleur : eadem sunt omnia semper (les choses sont toujours les mêmes) sed aliter (mais autrement). Le costume change mais pas l'homme. L'histoire ne vise aucun perfectionnement. Elle nous enseigne que les sociétés, comme tous les vivants, naissent, se développent, rayonnent quelque temps et disparaissent. il suffit parfois de quelques années pour détruire totalement l'empire le plus puissant. Et celui qui viendra connaîtra le même sort. Ce sont les mots de l'Ecclésiaste : ce qui a été, demain reviendra, sous une forme ou une autre. Nous voilà prévenus !

A quoi sert la connaissance si la connaissance accroît la douleur ? Cette terrible lucidité ne va pas sans chagrin, même si elle apporte aussi ses lumières. C'est dire que la sagesse ne nous délivrera pas du mal d'exister, mais elle nous offre aussi quelques consolations. De ne pas espérer trop, nous évitera du moins le naufrage du désespoir.

16 mars 2024

TROIS TYPES DE PHILOSOPHIES

 

A mon usage privé je distingue trois sortes de philosophies - et de philosophes. Il y a d'abord ceux que l'on vénère pour de mauvaises raisons, qui nous amusent et nous leurrent à imaginer toutes sortes de fantaisies extravagantes, arrière-mondes fantastiques et controuvés, divinités providentielles, âmes immortelles séjournant dans  de lointains paradis enchantés, autant d'artifices inventés pour nier le réel de la mort. Tous ceux-là ont invariablement la faveur du public parce qu'ils caressent le narcissisme quasi invincible des hommes. Ce sont les défenseurs impénitents du Sens : on croit vaincre le non-sens de la vie en projetant à l'infini la perspective d'une vie après la vie, qui serait meilleure vie et qui justifierait cette vie présente, imparfaite et douloureuse, en la prolongeant dans l'infini. Tout cela n'amuse plus guère, mais je soupçonne que cette structure du temps, au prix de quelques aménagements, continue à déterminer le comportement. L'espoir, tenace comme une arapède, va s'emparer d'autres objets, d'autres projets, l'Histoire, le progrès, la société sans classe, la république universelle etc. L'intérêt suprème de notre époque est d'offrir le spectacle sans précédent d'un écroulement des religions et des idéologies, mais contrebalancé par le raidissement, la réaction violente, la volonté de maintenir les oripeaux d'un monde dépassé, pendant que par ailleurs les esprits libérés de toutes ces entraves s'exercent à vivre dans le dénuement, comme faisait Montaigne en son temps.

La deuxième catégorie se démarque par la volonté du détournement, du retournement vers la réalité telle qu'elle est, sans mirages, sans masques, sans dénégation, sans espoir, sans délire d'interprétation. Dire ce qui est, comme cela est pour nous, à défaut de savoir pleinement ce que cela est en soi et par soi. D'où un retour à "la chose", telle qu'elle nous apparaît, au "phainomenon". Il y a une vérité de la sensation en ce que la sensation nous affecte, et de là on peut construire une éthique du proche, de l'ici, du maintenant. C'est une philosophie douce et plaisante qui nous reconduit, par les voies sensibles du corps, vers ce lieu magique de la nature intime que nous n'aurions jamais dû quitter. Mais ce que nous ne savions pas jadis, de le croire négligeable et banal, à présent, enfin dégrossis, nous le savons. "Il est sot de demander aux dieux ce que nous pouvons nous procurer par nous-mêmes" - et c'est la lucidité, la juste vision du connaissable, le refus obstiné de tout ce qui aliène, altère notre fière conscience, c'est cela qui fonde notre sûreté, notre liberté. - C'est là ce que j'appelle la voie moyenne, parfaitement juste et praticable, ouverte à tout homme et femme de noble constitution.

Reste la voie abrupte, difficile et risquée. Elle consiste à suspendre toute sorte de représentation, même la plus probable, au motif que par essence la représentation re-présente, c'est à dire redouble, par l'image et l'idée, ce qui est, ce qui est réellement réel, que nous n'avons aucun moyen d'appréhender en vérité, et dont, dans l'affolement de l'ignorance, nous multiplions sauvagement les masques, oubliant que ce ne sont que des masques. Au coeur de toute chose, inaccessible et secrète, palpite le réel, que nous ne voyons pas. De là une profonde et singulière humilité : les autres croient savoir, croient pouvoir et prévoir, moi je regarde et je ne vois que des apparences, des passages, des évolutions, des glissades, des dérives, qui ne dérivent vers rien, ne mènent à rien, ne visent rien, dérivant à l'infini dans l'infini du temps et de l'espace. Vision grandiose, vision terrorisante : que reste-t-il de nos espoirs, de nos délires, au regard de Cela ?

Et comme il faut bien vivre, je reviens de mes visions vers l'humble demeure, le jardin amical, et je pratique la philosophie moyenne.

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