DU TEMPS ET DE L'ORAGE
Mon grand-père était-il héraclitéen sans le savoir ? Considérant les turbulences atmosphériques il hochait la tête, et disait : " es gebt e Wetter", il va y avoir un orage. L'usage du mot "Wetter" pour orage est étonnant, normalement on dit "Gewitter" - dans lequel Wetter est bien présent au prix d'une légère altération du e en i. Quoi qu'il en soit c'est fondamentalement le même mot pour désigner à la fois le temps (atmosphérique) et l'orage, désignation singulière qui nous renvoie à une époque ancienne où la mesure du temps (atmosphérique et chronologique, Wetter et Zeit) la plus décisive était l'intervention de l'orage, intervention quasi divine qui marquait, par le changement radical, par la violence des éléments, le passage d'un état du monde à un autre. Ce n'est pas hasard si Zeus est le porteur de la foudre.
Héraclite écrit : "Toutes choses la foudre les gouverne". La foudre foudroie, c'est à dire saisit et détruit. Elle est un agent de mort, soumettant toutes choses à la loi de destruction. Mais en détruisant, elle anéantit un certain état de choses (un cosmos) au bénéfice d'un autre arrangement - un nouveau cosmos, une nouvelle disposition des choses. Détruisant, elle crée du nouveau, qui sera détruit à son tour, indéfiniment. C'est ainsi que se fait le mouvement universel, sans début et sans fin : Aiôn, jeu du temps cosmique, "comme un enfant qui joue, royauté d'un enfant".
Dans sa vieillesse, Hölderlin, rêvant et divaguant dans sa chambre au bord du Neckar, s'est depuis longtemps affranchi du temps social, du temps de la réussite et de l'échec, du temps des hommes. Son temps à lui c'est maintenant le rythme régulier des saisons, c'est l'hiver qui se fait printemps, été, automne et ses poèmes ne disent plus rien d'autre que cela : le mouvement interne, subtil de la transformation sous la dominance universelle du ciel. "Est-il inconnu, Dieu ? Est-il ouvert comme le ciel ? Je le croirais plutôt. Là est la mesure de l'homme". Hölderlin, on le veut psychotique ou demeuré, mais je penserais plutôt qu'il a quitté le domaine de la folie ordinaire, vivant dorénavant dans ce domaine tout autre du temps immense, temps de la nature immense, temps de l'Aiôn, de la lumière divine et de l'orage, temps du ciel éternel.