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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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30 mars 2022

LA PRIMAVERA : le Printemps de Botticelli

 

Si je voulais chanter la beauté - et mon âme n'aspire qu'à cela - je ferais chanter en moi ce mot si beau, si sensuel, généreux, envoûtant, de "primavera", qui en dit infiniment plus et mieux que notre "printemps", un peu sec, trop définitif. Il y a dans "primavera" une sorte de lenteur toute latine, quelque chose qui prend tout son temps, qui traîne langoureusement sur l'antépénultième, qui laisse à rêver longtemps, à gouster le temps de la floraison, de l'éclosion, comme fit si bien Ronsard dans ses évocations de la rose, "sa robe de pourpre au soleil", avant que n'agisse, comme en toutes choses, la force du destion qui l'emporte. On voudrait éterniser ce moment de pamoison, cette délicate efflorescence qui remplit l'âme de toute la saveur du monde...

                  Rose, tu excèdes mon âme

                  De cent mille saveurs

                  Tu combles à tout jamais l'espace immense

                  Fleur-univers !

La primavera, définitivement, c'est Botticelli, mais c'est aussi, avant lui, et pour toujours, la Venus de Lucrèce, l'alma Venus, "volupté des dieux et des hommes".

Je considére pour la millième fois le visage de la Primavera où flotte un sourire discret, tout en retenue, énigmatique et tendre, avec je ne sais quelle intime suavité mélancolique, un "savoir" informulé, sans doute informulable, comme si la jeune femme en savait infiniment plus sur la nature de la vie et de la mort, qu'elle ne peut dire, que nul ne pourrait comprendre, d'ailleurs, et qui sème dans les coeurs un trouble secret, indicible, une douce et persistante amertume "jusque dans le calice des fleurs" (Lucrèce). Ce sourire est le seul dans toute l'oeuvre de Botticelli, où tout au contraire prédomine l'expression de la passion dans toutes ses formes, mais ce sourire, même lui, a quelque chose de rêveur et de langoureux, de tendre et de retenu qui évoque l'impossible de la satisfaction, le bonheur à jamais fuyant et échappé. Mille variétés de fleurs inconnues, tout droit sorties de l'imagination du peintre ornent ce visage, fleurisssent la chevelure et la robe, mille fleurs au faîte de la grâce, et déjà destinées à défleurir. La beauté est toute dans dans cette contradiction tragique, indépassable, de l'efflorescence glorieuse, radieuse, souveraine, et de la chute imminente, moment exceptionnel, magique, divin, que le poète saisit dans ses vers et le peintre dans le sourire d'une vierge. L'âme désireuse aspire à la continuité, à la préservation, à l'éternité, mais la raison sait, et la raison a raison, a tort d'avoir raison. C'est cette raison de la fuite qui confère à certaines oeuvres la gravité exceptionnelle de la vérité dans le sourire troublant de la beauté.

On peut gloser à l'infini en comparant le sourire de la Primavera de Botticelli à celui de la Mona Lisa de Léonard. Lequel des deux vous trouble le plus ? Et savez-vous pourquoi ? Je suis sensible, quant à moi, dans l'oeuvre de Botticelli, à une certaine qualité de lumière qui m'évoque le monde méditerranéen, dont la découverte, assez tardive, fut pour moi une véritable révolution mentale, chassant à tout jamais de mon esprit les brumes nordiques, koenigsbergiennes de mon enfance catholique. J'ai beau faire, je n'arrive pas à penser que ce monde si beau de l'Attique, de la Grande Grèce, de la Romanité même ait pu sombrer dans les géhennes du christianisme et se dédire au point de faire de Rome la capitale d'une religion du ressentiment. J'aime sauter d'un pied léger, transhistorique, d'Epicure et d'Enésidème, à la Renaissance, à l'Italie, aux peintres, poètes et penseurs qui renouent habilement le fil de la continuité, jusqu'à aujourd'hui.

Il y a dans le sourire de la Mona Lisa quelque chose de troublant, de menaçant, de dangereux, de vertigineux, d'abyssal. Cela n'est peut-être pas évident au premier regard, mais à regarder longtemps on peut sentir monter une sorte de malaise, comme un obscur péril qui pèse sur la vie même, sur ma vie, quelque chose qui monte du fond des âges, du fond de la préhistoire personnelle, d'avant l'acquisition du langage, monde des sensations archaïques, des émois primitifs, de la dépendance et de l'attachement, de la peur de l'abandon et du désir de certitude - peut-être est-ce là le secret, si souvent interrogé, de la fascination qu'exerce sur tant de gens ce sourire, absolument unique dans toute la peinture occidentale. Suis-je en train de rêver, de délirer moi aussi, après tant d'autres avant moi - songeons à Freud qui estimait que son ouvrage "Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci" était sa meilleure oeuvre, en ce qu'elle apportait, selon lui, quelque éclairage nouveau sur l'énigme Léonard - je délire sans doute, mais ce serait une confirmation supplémentaire de mon hypothèse, car rien ne fait plus délirer l'homme bien portant, sain de corps et d'esprit, que le contact du délire d'autrui. Après tout, l'art, jusque dans sa sublimité, n'est peut-être qu'un aimable et innocent délire, une ruse de la vie qui nous permet de supporter la vie.

 

                  

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Commentaires
R
Merci pour ces entraînantes réflexions.<br /> <br /> Si l’on prend le « délire » à la lettre, : sortir du sillon; on y est, tant cette primavera est légère, aérienne, à côté de la Joconde plus statique, plus lourde. plus socialisée; avec ce paysage familier en perspective; en ce sens moins délirante, mais trop terrestre pour me ravir.
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