DEMOCRITE et PYRRHON : du vrai et de l'apparaître
Il y a deux visages de la répétition : la rengaine et le cycle. Laissons la rengaine, j'espère simplement savoir l'éviter. Le cycle peut être répétitif, confinant à la rengaine, ou progressif, évoluant selon l'image d'une spirale ouverte, où certes on repasse par des points discrets, mais en avançant en turbine, à chaque fois un peu plus loin. Forage en profondeur, vis infinie, où l'on tourne en avançant autour d'un quelque chose qui semble se déplacer d'autant, mais dont, à défaut de le saisir et de le définir, on mesure un peu mieux où il est, ce qu'il re-présente dans son absence même, qui n'est pas un rien. Démocrite avait inventé de toutes pièces un terme nouveau, le "den", en contrepoint du "mèden" ou du "ouden" - qui signifient le non-étant, la négation. Le den c'est quelque chose qui est, mais totalement indéfini, sans caractère particulier, indéfinissable, mais réel - qui existe effectivement, réellement - et là, pour souligner ce que son idée avait de neuf et d'original, il utilise un mot rare : eteon, etea, vrai, véritable, véridique. C'est le statut du discours de vérité : non pas abuser sur un savoir illusoire et controuvé, mais dire ce qui est vraiment, alors que ce qui est échappe à nos prises. Discours à la fois profondément sceptique - on ne peut savoir ce qu'en réalité sont les choses, nous n'avons aucun organe capable de cette exploit - et profondément affirmatif - on sait que cela existe, alors même que le mode d'existence nous reste à jamais étranger, insaisissable. C'est ce qui fait que Démocrite est l'inclassable de la philosophie, déjouant les catégories ordinaires de la pensée.
Le scepticisme n'est pas un nihilisme, il écarte le rien (le mèden) et pose le "il y a " le den de Démocrite. On estime généralement que Pyrrhon a été formé à l'école de Démocrite, par le biais peut-être d'Anaxarque dit le Bienheureux, qu'il avait suivi en Asie. Pyrrhon ne dit jamais qu'il n'y a rien, il interroge les moyens de connaisance et conclut que s'il y a bien quelque chose, ce quelque chose est ce qui nous apparaît, et qu'il n'y a rien au delà. Il refuse de penser que l'apparence soit la manifestation fallacieuse ou tronquée d'un être situé au delà ou deça de l'apparence. Ce à quoi nous avons affaire c'est le mouvement, le déplacement, l'impermanence de purs "phénomènes" - des "apparaître", apparitions et disparitions, processus mouvants et infiniment versatils, déplacés et fuyants. Ce n'est pas de l'être, car l'être est stable, identique à soi, immuable (Parménide). Ce n'est pas davantage du non-être, qui ne serait en aucune manière (ouden ou mèden). C'est un mode d'existence pour lequel aucune de nos catégories dualistes ne saurait convenir - d'où la quadruple négation pyrrhonienne : ni être ; ni non-être ; ni à la fois être et non-être ; ni pas à la fois être et non-être. En d'autres mots, tout ce que nous en disons est hors de propos. C'est poser que le savoir est disqualifié au profit de la vérité, laquelle ne se peut correctement dire, à jamais hors langage.
Le philosophe démocritéen, ou pyrrhonien est cet étrange penseur qui fait interminablmenet le procès du langage, mais qui, dans le langage même qu'il dénonce, fait signe vers ce qui "existe" incontestablement, eteon, comme immaîtrisable certitude du réel.