Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 089
16 décembre 2016

De L' ECART et de la LIBERTE

 

Diogène Laerce, IX, 2, 3 : " On lui demanda (à Héraclite) de faire office de législateur pour eux (les Ephésiens), mais il dédaigna l'offre, parce que la cité était déjà sous l'emprise de sa mauvaise constitution. S'étant retiré dans le temple d'Artémis, il jouait aux osselets avec les enfants ; les Ephésiens faisant cercle autour de lui, il leur dit : 'Pourquoi vous étonner, coquins ? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux faire cela que de mener avec vous la vie de la cité ?" Pour finir il prit les hommes en haine et vécut à l'écart dans les montagnes, se nourrissant d'herbes et de plantes".

Avant lui les supposés sages étaient volontiers législateurs, voire dirigeants politiques. Le sage était supposé savoir en tous domaines, et sa compétence s'exerçait autant dans le public que dans le privé. On voit encore cette conception ancienne régir la vie de Pythagore, chef de secte et dirigeant politique, médecin et savant. Héraclite, le premier peut-être, fait ce pas de côté par lequel il se distancie définitivement de la "doxa" - l'opinion qui régit la vie des hommes, autant dans les affaires religieuses que politiques. Il décide qu'il est impossible de réformer la cité parce que l'hubris s'est emparée des citoyens, et que de toutes manières 'les nombreux" sont inéducables. On a voulu y voir un symptôme de mélancolie, voire de misanthropie, ce que semble reprendre le texte de Diogène Laerce ("il prit les hommes en haine"). Mais rien ne garantit l'affirmation de ce tardif exégète, qui écrit cinq siècles après la mort d'Héraclite. Ce qui passe pour du mépris, de la haine ou de la misanthropie peut s'interpréter comme un signe patent de santé mentale. C'est d'ailleurs ce qui se passera de la même manière pour Démocrite, que ses contemporains tiennent pour fou, et que Hippocrate, consulté comme médecin, déclarera le seul homme sain de la ville d'Abdère. Héraclite inaugure une longue série de "contestataires", Démocrite, Pyrrhon, Epicure, Lucrèce, et tant d'autres, qui décideront de se tenir à l'écart, hors du choeur des citoyens (ek-chorèsis), pour mener la vie selon le vrai.

"Lathe biosas" : vis oublié, plutôt que "vis caché", car il n' y a rien à cacher, il n' y a pas à se cacher, il suffit d'être soi, et pour être soi il est plus judicieux de choisir un mode de vie écarté. Démocrite, de rendant à Athènes, y passa plusieurs mois "incognito". Il n'était pas de ceux qui voulaient briller au firmament de l'opinion publique, multipliant les réunions et les apparitions, comme feront les sophistes. Discrétion, tempérance, retrait, écart, non par haine des hommes, mais par prudence (pensons à Spinoza : "cau te", prends garde à toi). On ne peut rien attendre "des nombreux", il vaut mieux les laisser à leurs délires de reconnaissance, de prestige, de pouvoir et de savoir.

"Le sage ne fera pas de politique" écrit Epicure. Or la tentation politique existe, elle est parfois irrésistible, et peut amener le philosophe à vouloir intervenir dans le cours des affaires, voire à proposer des réformes constitutionnelles, et parfois à se déguiser en ministre, ou conseiller du prince. Rendons justice à Héraclite, qui était pourtant de famille royale, qu'il sut maintenir fermement sa ligne de conduite en optant pour la vie "hors cité". Que serait-il devenu s'il avait cédé aux sirènes du pouvoir ? Un quelconque réformateur instantanément oublié. Sa position nous vaut une des oeuvres les plus extraordinaires de tous les temps, en dépit de son incomparable brièveté. 

Dans une lettre heureusement conservée, Darius, roi des Perses invite Héraclie à venir auprès de lui pour lui enseigner sa doctrine. Héraclite lui répond ceci : "Tous ceux qui se trouvent vivre sur terre sont bien éloignés de la vérité et de la justice : ils se soucient de leurs désirs insatiables et de leur soif d'honneurs, à cause de leur misérable démence. Pour moi, j'entretiens en moi l'oubli de toute mesquinerie, j'évite le rassasiement de toutes choses, qui est le compagnon habituel de l'envie, et parce que je redoute l'éclat excessif, je ne saurais me rendre dans le pays des Perses, me contentant de peu selon mon idée".

 

Publicité
Publicité
Commentaires
G
Merci, Elly, pour cette référence à H Wismann qui éclaire ben le propos. Ceux qui ont la chance e vivre dans des langues différentes peuvent en effet voyager plus souplement entre les registres e langue, mais il faut bien se décider un jour à écrire dans l'une des deux, mais il vrai aussi qu'on l'habite autrement : rien n' y est jamais définitif mais comme flottant, hésitant, incertain, et par là infiniment suggestif. Ce qu'on appelle poésie.
Répondre
G
Très juste. Encore faut-il que le sujet crée cet écart en lui-même, par quoi précisément il devient sujet - décalé par rapport au langage hétéronome et conventionnel - en se créant sa propre appropriation de la langue , ou des langues, apprenant à jouer des infinies nuances qu'un langage réinventé offre à l'expressivité.
Répondre
D
L'écart est sans doute lié à la conscience du jeu social produit par la structure représentative de la conscience plus ou moins condamnée à se nourrir d'images et de représentations. Comment construire cet écart sinon en se découvrant toujours manqué, toujours insaisissable, toujours énigmatique. ? "Je me suis cherché moi-même" écrit Héraclite. Le langage est impuissant pour dire Héraclite, pour permettre au sage d'Ephèse de se saisir lui-même.<br /> <br /> Si le philosophe entre dans la danse du savoir en oubliant qu'il joue, il devient dogmatique comme nous le voyons si souvent. S'il danse et joue tout en sachant qu'il se joue aussi de lui, alors l'écart s'est installé avec profit en lui. Il peut se tenir dans la Cité et hors de la Cité en même temps et dire "je suis là où je ne suis pas", "le vrai est aussi le faux", "la guerre est éprise de justice", "la vie est aussi la mort".<br /> <br /> L'écart n'est-il pas l'art de jouer avec les mots pour défaire notre attachement aux choses et se découvrir aussi libre qu'inconnaissable ?
Répondre
Newsletter
154 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité