De L' ECART et de la LIBERTE
Diogène Laerce, IX, 2, 3 : " On lui demanda (à Héraclite) de faire office de législateur pour eux (les Ephésiens), mais il dédaigna l'offre, parce que la cité était déjà sous l'emprise de sa mauvaise constitution. S'étant retiré dans le temple d'Artémis, il jouait aux osselets avec les enfants ; les Ephésiens faisant cercle autour de lui, il leur dit : 'Pourquoi vous étonner, coquins ? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux faire cela que de mener avec vous la vie de la cité ?" Pour finir il prit les hommes en haine et vécut à l'écart dans les montagnes, se nourrissant d'herbes et de plantes".
Avant lui les supposés sages étaient volontiers législateurs, voire dirigeants politiques. Le sage était supposé savoir en tous domaines, et sa compétence s'exerçait autant dans le public que dans le privé. On voit encore cette conception ancienne régir la vie de Pythagore, chef de secte et dirigeant politique, médecin et savant. Héraclite, le premier peut-être, fait ce pas de côté par lequel il se distancie définitivement de la "doxa" - l'opinion qui régit la vie des hommes, autant dans les affaires religieuses que politiques. Il décide qu'il est impossible de réformer la cité parce que l'hubris s'est emparée des citoyens, et que de toutes manières 'les nombreux" sont inéducables. On a voulu y voir un symptôme de mélancolie, voire de misanthropie, ce que semble reprendre le texte de Diogène Laerce ("il prit les hommes en haine"). Mais rien ne garantit l'affirmation de ce tardif exégète, qui écrit cinq siècles après la mort d'Héraclite. Ce qui passe pour du mépris, de la haine ou de la misanthropie peut s'interpréter comme un signe patent de santé mentale. C'est d'ailleurs ce qui se passera de la même manière pour Démocrite, que ses contemporains tiennent pour fou, et que Hippocrate, consulté comme médecin, déclarera le seul homme sain de la ville d'Abdère. Héraclite inaugure une longue série de "contestataires", Démocrite, Pyrrhon, Epicure, Lucrèce, et tant d'autres, qui décideront de se tenir à l'écart, hors du choeur des citoyens (ek-chorèsis), pour mener la vie selon le vrai.
"Lathe biosas" : vis oublié, plutôt que "vis caché", car il n' y a rien à cacher, il n' y a pas à se cacher, il suffit d'être soi, et pour être soi il est plus judicieux de choisir un mode de vie écarté. Démocrite, de rendant à Athènes, y passa plusieurs mois "incognito". Il n'était pas de ceux qui voulaient briller au firmament de l'opinion publique, multipliant les réunions et les apparitions, comme feront les sophistes. Discrétion, tempérance, retrait, écart, non par haine des hommes, mais par prudence (pensons à Spinoza : "cau te", prends garde à toi). On ne peut rien attendre "des nombreux", il vaut mieux les laisser à leurs délires de reconnaissance, de prestige, de pouvoir et de savoir.
"Le sage ne fera pas de politique" écrit Epicure. Or la tentation politique existe, elle est parfois irrésistible, et peut amener le philosophe à vouloir intervenir dans le cours des affaires, voire à proposer des réformes constitutionnelles, et parfois à se déguiser en ministre, ou conseiller du prince. Rendons justice à Héraclite, qui était pourtant de famille royale, qu'il sut maintenir fermement sa ligne de conduite en optant pour la vie "hors cité". Que serait-il devenu s'il avait cédé aux sirènes du pouvoir ? Un quelconque réformateur instantanément oublié. Sa position nous vaut une des oeuvres les plus extraordinaires de tous les temps, en dépit de son incomparable brièveté.
Dans une lettre heureusement conservée, Darius, roi des Perses invite Héraclie à venir auprès de lui pour lui enseigner sa doctrine. Héraclite lui répond ceci : "Tous ceux qui se trouvent vivre sur terre sont bien éloignés de la vérité et de la justice : ils se soucient de leurs désirs insatiables et de leur soif d'honneurs, à cause de leur misérable démence. Pour moi, j'entretiens en moi l'oubli de toute mesquinerie, j'évite le rassasiement de toutes choses, qui est le compagnon habituel de l'envie, et parce que je redoute l'éclat excessif, je ne saurais me rendre dans le pays des Perses, me contentant de peu selon mon idée".