DU NON-ATTACHEMENT
Une mélancolie sans douleur. C'est le résultat proprement dit du travail de connaissance. Cela peut surprendre, si l'on estime, et comment ne l'estimerait-on pas, que la connaissance doive déboucher sur une issue plus rayonnante, plus allègre. Mais cette fameuse "mélancolie" - il faut prendre ce terme dans un sens très spécial, fort éloigné du sens commun - ne va pas sans gaité, sans éclats de rire, et surtout sans humour, un savant alliage, en somme, de la lucidité sans espoir et de la plus franche hilarité, un peu comme l'entendait notre excellent Démocrite, expert ès rire, dérision, moquerie, ironie et humour, lequel représente sans doute la belle liberté du sage affranchi des conventions et des illusions du monde.
Dans l'ironie subsiste quelque chose d'agressif, de vindicatif, mais l'humour est au de là de ces turpitudes, des souffrances du ressentiment, et de la volonté de convaincre, toutes passions déplaisantes dont on trouve la trace chez Socrate, ce qui fait que je n'ai jamais pu aimer vraiment cet homme-là, malgré l'admiration de Montaigne à son égard. Il me semble que la vraie connaissance nous délivre à jamais du désir de convaincre, elle se suffit à elle-même, franche et libre, et souveraine.
Mélancolie signifie ici non-attachement, dépassement serein des attachements narcissiques, des rêves de grandeur et de montre, des fixations identitaires et de la passion du moi, laquelle, selon Bouddha, contient et explique toutes les autres. Du moi tout part, tout y ramène, tout s'y réduit, mais cela n'est guère visible en raison de sa structure même : c'est l'instinct vital, le souci de se conserver, de se protéger, de tout ramener à ce centre subjectif, de tout y référer, consciemment et inconsciemment, qui créent ce pathos omnipotent, cette paranoïa quasi invicible qu'on appelle le moi. Aussi est-il extraordinairement difficile d'en modifier la forme, tout au plus parvient-on à en réduire la puissance totalitaire, au prix, évidemment, d'un renoncement "mélancolique". Je ne vois guère qu'un "décollement" partiel, qu'un certain écart, qu'un clinamen, dérivation et dé-partition, pour en modifier le cours mécanique et répétitif. Bouddha parlait d'une "extinction de la soif, de la haine et de la méconnaissance" - je me contente plus modestement d'un écart salvateur, voyant bien que le fantasme ne s'épuise jamais, mais qu'il est possible de ne pas suivre toujours ses injonctions, de le tenir à quelque distance, suffisamment en tout cas pour desserrer l'emprise et créer un espace d'indétermination et de créativité.
Sans quoi, comment l'art, la poésie, l'oeuvre seraient-ils possibles ? Winnicott introduisait une distinction féconde entre le fantasme et l'imagination : le fantasme répète à l'infini des scénarios identiques et sans issue, l'imagination ouvre un espace à la créativité. C'est reconnaître qu'il nous apparient en propre une faculté, souvent inapperçue, de décollement : ouvrir une nouvelle trajectoire à la pulsion, changer d'objectif, sublimer, spiritualiser, inventer. Je ne sais si on peut prouver qu'il existe une telle faculté, mais je vois bien qu'elle agit, et pas seulement en moi, et qu'on lui doit tout ce qui est beau et original en ce monde.
Aujourd'hui, il est de bon ton de chercher à "réaliser" ses fantasmes, on feint d'y voir je ne sais quelle preuve d'émancipation, mais a-t-on réfléchi à ce que cela veut dire ? Outre que ce projet nous entraîne dans des décours obscurs et inquiétants, comment ne pas s'apercevoir, qu'au fond, la chose est impossible, qu'il reste indéfiniment un quelque chose qui ne se range pas à nos voeux, qui se déplace comme le furet, qui s'échappe et fuit, comme fuit le robinet mal fermé. Fait de structure : nous courons après l'impossible, mais il est possible de ne plus courir, à la condition expresse de comprendre que l'imaginaire n'est pas le réel, qu'il ne peut en épuiser la puissance, qu'il ne s'y superpose pas, qu'au total il vaut mieux en prendre son parti, et s'accomoder de l'inévitable inachèvement de toute existence.