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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 février 2015

DU NON-ATTACHEMENT

 

Une mélancolie sans douleur. C'est le résultat proprement dit du travail de connaissance. Cela peut surprendre, si l'on estime, et comment ne l'estimerait-on pas, que la connaissance doive déboucher sur une issue plus rayonnante, plus allègre. Mais cette fameuse "mélancolie" - il faut prendre ce terme dans un sens très spécial, fort éloigné du sens commun - ne va pas sans gaité, sans éclats de rire, et surtout sans humour, un savant alliage, en somme, de la lucidité sans espoir et de la plus franche hilarité, un peu comme l'entendait notre excellent Démocrite, expert ès rire, dérision, moquerie, ironie et humour, lequel représente sans doute la belle liberté du sage affranchi des conventions et des illusions du monde. 

Dans l'ironie subsiste quelque chose d'agressif, de vindicatif, mais l'humour est au de là de ces turpitudes, des souffrances du ressentiment, et de la volonté de convaincre, toutes passions déplaisantes dont on trouve la trace chez Socrate, ce qui fait que je n'ai jamais pu aimer vraiment cet homme-là, malgré l'admiration de Montaigne à son égard. Il me semble que la vraie connaissance nous délivre à jamais du désir de convaincre, elle se suffit à elle-même, franche et libre, et souveraine. 

Mélancolie signifie ici non-attachement, dépassement serein des attachements narcissiques, des rêves de grandeur et de montre, des fixations identitaires et de la passion du moi, laquelle, selon Bouddha, contient et explique toutes les autres. Du moi tout part, tout y ramène, tout s'y réduit, mais cela n'est guère visible en raison de sa structure même : c'est l'instinct vital, le souci de se conserver, de se protéger, de tout ramener à ce centre subjectif, de tout y référer, consciemment et inconsciemment, qui créent ce pathos omnipotent, cette paranoïa quasi invicible qu'on appelle le moi. Aussi est-il extraordinairement difficile d'en modifier la forme, tout au plus parvient-on à en réduire la puissance totalitaire, au prix, évidemment, d'un renoncement "mélancolique". Je ne vois guère qu'un "décollement" partiel, qu'un certain écart, qu'un clinamen, dérivation et dé-partition, pour en modifier le cours mécanique et répétitif. Bouddha parlait d'une "extinction de la soif, de la haine et de la méconnaissance" - je me contente plus modestement d'un écart salvateur, voyant bien que le fantasme ne s'épuise jamais, mais qu'il est possible de ne pas suivre toujours ses injonctions, de le tenir à quelque distance, suffisamment en tout cas pour desserrer l'emprise et créer un espace d'indétermination et de créativité.

Sans quoi, comment l'art, la poésie, l'oeuvre seraient-ils possibles ? Winnicott introduisait une distinction féconde entre le fantasme et l'imagination : le fantasme répète à l'infini des scénarios identiques et sans issue, l'imagination ouvre un espace à la créativité. C'est reconnaître qu'il nous apparient en propre une faculté, souvent inapperçue, de décollement : ouvrir une nouvelle trajectoire à la pulsion, changer d'objectif, sublimer, spiritualiser, inventer. Je ne sais si on peut prouver qu'il existe une telle faculté, mais je vois bien qu'elle agit, et pas seulement en moi, et qu'on lui doit tout ce qui est beau et original en ce monde.

Aujourd'hui, il est de bon ton de chercher à "réaliser" ses fantasmes, on feint d'y voir je ne sais quelle preuve d'émancipation, mais a-t-on réfléchi à ce que cela veut dire ? Outre que ce projet nous entraîne dans des décours obscurs et inquiétants, comment ne pas s'apercevoir, qu'au fond, la chose est impossible, qu'il reste indéfiniment un quelque chose qui ne se range pas à nos voeux, qui se déplace comme le furet, qui s'échappe et fuit, comme fuit le robinet mal fermé. Fait de structure : nous courons après l'impossible, mais il est possible de ne plus courir, à la condition expresse de comprendre que l'imaginaire n'est pas le réel, qu'il ne peut en épuiser la puissance, qu'il ne s'y superpose pas, qu'au total il vaut mieux en prendre son parti, et s'accomoder de l'inévitable inachèvement de toute existence.

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Commentaires
C
Chére Sybille,<br /> <br /> Bien sûr que nous ne coïncidons pas avec notre être ,nous sommes en projection constante .L'homme est cet être des lointains ( Heidegger) L'homme est en pro-jet ( Sarthre )ou Montaigne qui avait déjà pris conscience de ce fait , ce qui nous pose les éternelles questions ontologiques . Cette béance originelle de cet étant particulier qu'est l'homme ,c'est à dire cette insatisfaction perpétuelle qui engendre les maux que vous décrivez , je pense que nous en avons tous conscience . Alors que faire ? Comment pouvons nous nous en sortir? Le fait d'en prendre bien conscience puis de l'accepter sans résignation aucune , constitue déjà une première démarche libératrice .Une seconde serait de nous déconditionner de nos propres conditionnements Je voudrai ouvrir une fenêtre celle de Lévinas pour lequel l'ontologie n'est plus l'étude de l'être mais l'étude du "visage ". Dans son livre " autrement qu' être " il dépasse et sort du connatus essendi . IL faut passer du moi à l'autre pour sortir de l'isolement de la solitude .L'autre ,autrui, cette altérité qui m'échappe ,qui n'a pas les mêmes valeurs que moi qui m' interpelle dans son étrangeté, qui m'appelle ,que je respecte dans son surgissement , ce je autre et non pas cet autre je ,je réponds à son appel et je deviens un sujet éthique , car j'en suis d'une certaine maniére responsable . Ne pouvons nous pas ( c'est une piste ) par ce cheminement essayer de sortir de ce "nombrilisme " sur la question de l'être , de sortir un peu du "es gibt "Heidegerrien, en ouvrant les paupières sur le "côte à côte " et surtout le "face à face" Lévinassien ?
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S
Article remarquable cher Guy, merci ! <br /> <br /> <br /> <br /> Je lisais un article d’un quotidien ce matin et je m’arrête sur une expression fort singulière dans un contexte strictement éthique: « la fatigue d’être soi ». Or, en découvrant avec délectation ton superbe texte, j’aurais envie de poser la question suivante : « Peut-on se fatiguer de n’être jamais soi «, de ne pas se sentir être soi, et quelles seraient les conséquences? <br /> <br /> <br /> <br /> Nous recherchons toujours le « plus » qui pourra nous combler et remplir tous les interstices de notre être. Cet acharnement que chaque être engage à l’égard de lui-même, cet attachement aussi à vouloir boucler la boucle, à circonscrire et à préserver ce qui au fond ne pourra jamais l’être est la source de nombreuses souffrances.<br /> <br /> <br /> <br /> Au fond, je me demande si être « véritablement » soi, ce n’est pas toujours d’ores et déjà se tenir en dehors du moi désirant, c'est à dire dans la forme de l’ek-sistence qui insiste en arrière-plan et qui prévaut sur toutes autres modalités inauthentiques du vivre. <br /> <br /> <br /> <br /> Pour autant, s’il faut s’en défaire, la question demeure de savoir si cette éternelle insatisfaction du soi n’est que conventionnelle auquel cas au diable les conventions ! Je crains que les choses ne soient plus compliquées que cela, n’est-ce pas cher ami ?
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D
Encore un texte qui résonne énormément.<br /> <br /> <br /> <br /> N'oublions pas Héraclite, l'homme qui pleure car dans tout rire réside la possibilité même d'un pleur et dans tout pleur la possibilité même d'un rire. Pourquoi choisir entre l'expiration et l'inspiration?
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