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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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24 décembre 2013

D'UN REEL qui JAMAIS ne MANQUE

 

 

Aporos - polyporos, tel est l'homme, sans ressources et plein de ressources, selon Sophocle dans le Choeur d'Antigone. Cette brusque mise en rapport, dans un paradoxe obscur et éclairant, exprime, je crois, souverainement et décisivement, ce qu'il en est de la "nature" de l'homme, étrangement démuni, et tirant de ce dénuement, par un retour inconcevable, ses ressources les plus inattendues.

Le dénuement est mis en scène par Protagoras exposant le mythe d'Epiméthée : distribuant toutes les qualités essentielles à chaque espèce, le distrait Epiméthée oublie de fournir à l'homme de quoi se protéger et se sustenter dans l'environnement hostile de la nature. Arrive Prométhée et "il voit qu'alors que tous les autres animaux sont abondamment pourvus de tout, l'humanité est toute nue, sans chaussures, sans lit, sans armes". Prométhée dérobera le feu du ciel, "la science artiste d'Héphaistos et d'Athena", ce qui permettra l'essor de la science et de la technique. Puis les hommes inventèrent le langage, et la science politique, sans lesquels l"humanité se fût détruite sans recours. C'est de l'imperfection initiale que l'humanité tire les ressources de sa perfectibilité.

Phylogénétiquement l'humanité est cette espèce étrange qui souffre originellement d'un déficit instinctuel, car si les animaux sont pour l'essentiel conduits par l'instinct dans les voies assurées d'une d'adaptation vitale, et n'ont de la sorte rien à inventer d'original, les hommes, démunis, inachevés, jetés sans ressources dans le tourbillon du monde, doivent inventer toutes les prothèses nécessaires à leur survie. C'est la culture, dans le sens maximaliste du terme, qui sursoit à l'ingratitude originelle de la nature.

Il en va de même pour l'individu, qui se voit contraint en quelque sorte à revivre pour son compte toute l"histoire passée de l'humanité, s'initiant par degrés à toutes les étapes de l'acquisition culturelle, passant du stade de l'aporos au polyporos, ouvert, en principe, à un développement indéfini. D'où les incertitudes, les ratages, les approximatons d'un développement qui n'est jamais droit et assuré comme l'instinct, mais flexible, mobile, erratique, incertain et problématique : il est de la nature de l'homme d'errer - errare humanum est - par les chemins obscurs de l'erreur, de l'errement et de l'errance. Si les "non-dupes-errent" ce n'est pas par faiblesse et lâcheté, mais constitutionnellement, par fatum, selon la Moïra impersonnelle, qui a ainsi déterminé la part spécifique de l'humain, face aux animaux et aux dieux.

Allons plus loin : a/poros c'est la marque du réel, c'est la faille constitutive de la psyché, ce trou structurel autour de quoi s'édifie laborieusement la "toile" d'un moi en gésine, accouchant par fragments d'une organisation précaire et sans cesse remaniée, amendée, à moins que cette construction ne se fige définitivement dans la répétition. Poly/poros : c'est la réponse au manque, c'est le masque, c'est la pluralité dansante des images, symboles et significations que nous inventons pour la parade - aux deux sens du mot - tantôt sublimes, tantôt dérisoires, culture et poésie, et rage de pouvoir, et fantasme de possession. De là s'origine l'universel théâtre tragi-comique : eadem sunt omnia semper, sed aliter (les choses sont toujours les mêmes, mais autrement).

Rions, si nous pouvons, comme fait Démocrite, ou pleurons comme Héraclite : qu'importe, si de toutes les façons, la vie est un théâtre. Ni la variété des costumes, ni les feux de la scène, ni la faconde des acteurs ne sauraient dissimuler longtemps, à l'oeil lucide, le réel incurable d'une aporie constitutionnelle.

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