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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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22 février 2022

THAUMAZEIN : DE QUOI S' ETONNER ?

 

Par je ne sais quel caprice de mon inconscient, à deux fois depuis mon lever résonne en moi le mot "thaumazein" - s'étonner, admirer, s'émerveiller. Thauma c'est l'admiration, l'étonnement, mais aussi l'objet d'étonnement, voire le tour de passe-passe : quelque chose surgit qui dénote, qui s'exclut du régime ordinaire de la réalité, qui contredit les données ordinaires de la représentation, provoquant une sorte de saisie intellectuelle et émotive. S'étonner c'est surseoir, c'est marquer un coup d'arrêt, c'est se sentir brusquement rapporté à un désordre, à l'irruption de la nouveauté, qui peut déranger, ou éveiller. Il y a "quelque chose" que l'on n'avait pas vu, ni pensé, et qui existe bel et bien, puisqu'il apparaît dans l'évidence de la perception.   

Depuis Aristote il est de bon ton d'affirmer que le "thaumazein" est l'origine de la philosophie. On peut s'étonner de bien des choses, du monde, de l'univers, du soleil, de la lumière, et peut-être avant toutes choses d'être vivant. Les morts ne s'étonnent plus, aussi est-il raisonnable d'estimer que l'étonnement est une vertu des vivants.                                                                                                                              Les uns s'étonnent de la beauté du monde, voyant avec ravissement, comme Homère, les aurores aux doigts de rose, ou la splendeur diaprée des couchers de soleil. C'est la dimension apollinienne, à laquelle je suis fort sensible moi aussi. Mais je m'étonne aussi de la laideur, de la misère et du malheur. Je partage intimement ce qui fut l'expérience de Bouddha, qui, ayant quitté sa demeure, rencontre dans les rues de la ville un vieillard décharné, un malade scrofuleux, un mort patibulaire, et se jure de ne renoncer à sa quête qu'il n'ait trouvé la solution à la souffrance. Je doute qu'il ait trouvé une réponse vraiment satisfaisante, mais enfin il ouvre un chemin que d'autres peuvent emprunter ou amender. Epicure, de même, s'étonne que les hommes soient perclus de crainte : il en recherche la cause, qu'il découvre dans l'ignorance, et se propose d'apporter le remède.

J'aime voyager avec les grands maîtres du passé. Mais après tant de voyages je m'étonne encore : non plus qu'il y ait de la souffrance, mais qu'on n'en puisse venir à bout. Il y a des aménagements, parfois remarquables, mais pas de suppression. En langage familier : il faut apprendre à vivre avec. En termes plus relevés : la souffrance est une donnée inéliminable de l'existence, une marque du réel comme tel.

C'est là que nous sommes piégés par la perception qui nous fait voir partout le plein, le substantiel, les formes entières, comme un spectacle global qui ne connaît aucune fissure, aucun trou, aucun vide. Et de même pour nous que nous voyons comme une entité close et pleine. Lorsqu'un trou apparaît, blessure, entaille, contusion, perforation, nous sommes pris de panique, effrayés que par là tout s'écoule, que tout se vide. C'est l'angoisse de l'enfant. Disparaît-elle avec l'âge ? Ce n'est pas sûr, elle se déplace. On se découvre vulnérable, on entrevoit que le plus important n'est sans doute pas ce qu'on voit mais ce qu'on ne voit pas. On voit les bords mais on ne voit pas le trou. On ne peut voir le trou, pas plus qu'on ne peut voir la mort. On voit les signes de la mort, pas la mort. A la place de ce qu'on ne voit pas, on met un cache : cache-sexe (si sexe veut bien dire section, coupure), cache-mort (le cadavre embaumé, parfumé, toiletté). Ne pouvant dire, on désigne, on marque le lieu, croyant par là circonscrire l'insaisissable.

Oui je m'étonne, je suis hanté par le thaumazein, le retravaillant ici de manière fort peu conventionnelle, fort éloignée de ce que la tradition nous a légué. Je m'étonne que ces éléments si décisifs pour notre existence aient fait l'objet d'un refoulement massif, voire d'une forclusion historique. Je rêve d'un philosopher qui ne fermerait pas les yeux sur cette dimension essentielle du non-vu, non-su qui nous tient par les tripes, ce voilé dont le sujet se dévoile, thauma, "objet" d'étonnement, de crainte et d'émerveillement.

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Commentaires
D
Articuler l’étonnement à la naissance est métaphoriquement riche - j’en profite pour saluer chaleureusement Frédéric - car on peut y lire une sorte d’experience régressive par où le sujet est renvoyé à sa première et dramatique séparation, coupure inaugurale qui lui fait perdre à tout jamais l’unité primitive. Le « coup de tonnerre » n’est-il pas effroi devant sa primordiale imposture, hors de toute signification prédonnée ? <br /> <br /> L’étonnement est peut-être moins ce problème métaphysique de l’être et du non-être que celui du trauma de la déchirure et du deuil d’un monde disparu d’autant plus difficiles à surmonter que la source se perd dans le magma inconscient d’une histoire sans langage, sans récit, sans narrateur, hors de toute représentation.<br /> <br /> Dans cette perspective, ce trou originel dans le symbolique n’est pas rien. Il serait d’autant plus actif qu’il mobiliserait des affects particulièrement dynamiques que l’étonné charrie dans le sillage de son expérience.
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G
Les oiseaux et Mozart ! Voilà un joli concerto, en ré mineur, bien sûr. Cela fait entendre du moins qu'il n' y a pas rien, pas tout à fait rien, même si cela ne fait pas de l'être, évidemment.
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S
Chers Palois,<br /> <br /> <br /> <br /> Je me permettrai une remarque. <br /> <br /> <br /> <br /> L'étonnement, au sens premier, signifie "frappé par le tonnerre". Par extension, le mot signifie choc, commotion, hébétude. Peut-être est-ce la sensation que le nouveau-né éprouve quand on le tire du ventre maternel. Dans un des hadiths, on rapporte que Mahomet interprétait le cri de l'enfant qui vient de naître comme une réaction à des chatouilles que lui inflige Satan. Augustin, sans moins d'humour, se demandait si le bébé n'était pas voyant, pressentant vivement les maux qui l'attendaient. <br /> <br /> Je pense que la philosophie procède d'un étonnement au sens étymologique, d'un ébranlement dû à l'expérience soudaine et inattendue de la nihilité de tout. C'est pareille expérience que Sartre relate dans LA NAUSÉE quand Roquentin, assis sur son banc public, a la brusque révélation que tout est contingent, nécessairement contingent, et donc absurde, le monde comme sa présence au monde. Sans doute est-ce de ce constat étonnant, encore une fois au sens propre, que surgit l'intelligence philosophique et sa question: pourquoi il y a-t-il rien plutôt que de l'être? — même si, nombre de philosophes s'évertueront à en renverser les termes. Je crois que Schopenhauer définissait magnifiquement l'étonnement philosophique en disant qu'il était l'expression d'une "stupéfaction douloureuse" et qu'une vraie philosophie "débute, comme l’ouverture de Don Juan (de Mozart) par un accord en mineur". <br /> <br /> <br /> <br /> J'écris ce petit mot pendant que les oiseaux se marrent dans les arbres du parc.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> <br /> <br /> Frédéric
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G
Certes, mais croire que l'on peut tout expliquer en termes de causalité est aussi une naïveté. Il ne s'agit pas de promouvoir l'étonnement béat qui ne mène qu'à la crédulité mais l'étonnement intelligent qui interroge. En ce sens l'étonnement est une vertu, ou l'origine possible d'une vertu.
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D
Nous pourrions ajouter Schopenhauer pour qui l'étonnement est la marque d'une conscience malheureuse arrachée au mouvement instinctif de la nature, saisissant en fulgurance cette redoutable intuition : les choses ne vont pas de soi et la souffrance est la seule loi du réel.<br /> <br /> <br /> <br /> En revanche, je ne trouve guère que Spinoza pour avoir critiqué "l'étonnement", pensant y déceler la marque de l'imagination et la sottise qui conduit à "faire délirer la nature avec soi". Seuls les sots s'étonnent. Pour qui étudie la causalité à l'oeuvre dans le cours des choses, il n'y a nul raison d'y lire du surnaturel ou du merveilleux à la manière d'Aristote (c'est cette attitude commune qui est visée par l'auteur de l'Ethique). On peut aussi lire dans cette approche un encouragement à penser sous le régime de l'actif et non sous l'effet d'un ahurissement qui nous ferait prendre des vessies pour des lanternes.
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