THAUMAZEIN : DE QUOI S' ETONNER ?
Par je ne sais quel caprice de mon inconscient, à deux fois depuis mon lever résonne en moi le mot "thaumazein" - s'étonner, admirer, s'émerveiller. Thauma c'est l'admiration, l'étonnement, mais aussi l'objet d'étonnement, voire le tour de passe-passe : quelque chose surgit qui dénote, qui s'exclut du régime ordinaire de la réalité, qui contredit les données ordinaires de la représentation, provoquant une sorte de saisie intellectuelle et émotive. S'étonner c'est surseoir, c'est marquer un coup d'arrêt, c'est se sentir brusquement rapporté à un désordre, à l'irruption de la nouveauté, qui peut déranger, ou éveiller. Il y a "quelque chose" que l'on n'avait pas vu, ni pensé, et qui existe bel et bien, puisqu'il apparaît dans l'évidence de la perception.
Depuis Aristote il est de bon ton d'affirmer que le "thaumazein" est l'origine de la philosophie. On peut s'étonner de bien des choses, du monde, de l'univers, du soleil, de la lumière, et peut-être avant toutes choses d'être vivant. Les morts ne s'étonnent plus, aussi est-il raisonnable d'estimer que l'étonnement est une vertu des vivants. Les uns s'étonnent de la beauté du monde, voyant avec ravissement, comme Homère, les aurores aux doigts de rose, ou la splendeur diaprée des couchers de soleil. C'est la dimension apollinienne, à laquelle je suis fort sensible moi aussi. Mais je m'étonne aussi de la laideur, de la misère et du malheur. Je partage intimement ce qui fut l'expérience de Bouddha, qui, ayant quitté sa demeure, rencontre dans les rues de la ville un vieillard décharné, un malade scrofuleux, un mort patibulaire, et se jure de ne renoncer à sa quête qu'il n'ait trouvé la solution à la souffrance. Je doute qu'il ait trouvé une réponse vraiment satisfaisante, mais enfin il ouvre un chemin que d'autres peuvent emprunter ou amender. Epicure, de même, s'étonne que les hommes soient perclus de crainte : il en recherche la cause, qu'il découvre dans l'ignorance, et se propose d'apporter le remède.
J'aime voyager avec les grands maîtres du passé. Mais après tant de voyages je m'étonne encore : non plus qu'il y ait de la souffrance, mais qu'on n'en puisse venir à bout. Il y a des aménagements, parfois remarquables, mais pas de suppression. En langage familier : il faut apprendre à vivre avec. En termes plus relevés : la souffrance est une donnée inéliminable de l'existence, une marque du réel comme tel.
C'est là que nous sommes piégés par la perception qui nous fait voir partout le plein, le substantiel, les formes entières, comme un spectacle global qui ne connaît aucune fissure, aucun trou, aucun vide. Et de même pour nous que nous voyons comme une entité close et pleine. Lorsqu'un trou apparaît, blessure, entaille, contusion, perforation, nous sommes pris de panique, effrayés que par là tout s'écoule, que tout se vide. C'est l'angoisse de l'enfant. Disparaît-elle avec l'âge ? Ce n'est pas sûr, elle se déplace. On se découvre vulnérable, on entrevoit que le plus important n'est sans doute pas ce qu'on voit mais ce qu'on ne voit pas. On voit les bords mais on ne voit pas le trou. On ne peut voir le trou, pas plus qu'on ne peut voir la mort. On voit les signes de la mort, pas la mort. A la place de ce qu'on ne voit pas, on met un cache : cache-sexe (si sexe veut bien dire section, coupure), cache-mort (le cadavre embaumé, parfumé, toiletté). Ne pouvant dire, on désigne, on marque le lieu, croyant par là circonscrire l'insaisissable.
Oui je m'étonne, je suis hanté par le thaumazein, le retravaillant ici de manière fort peu conventionnelle, fort éloignée de ce que la tradition nous a légué. Je m'étonne que ces éléments si décisifs pour notre existence aient fait l'objet d'un refoulement massif, voire d'une forclusion historique. Je rêve d'un philosopher qui ne fermerait pas les yeux sur cette dimension essentielle du non-vu, non-su qui nous tient par les tripes, ce voilé dont le sujet se dévoile, thauma, "objet" d'étonnement, de crainte et d'émerveillement.