FAIRE VOIR : de l'art
Souvenons-nous de la parole du Silène, dans Sophocle :
"Le mieux est de n'être pas né,
Mais si tu l'es, retourne
Aussi vite que possible
Dans le lieu d'où tu vins".
On peut estimer, avec Nietzsche, que cet apologue exprime l'essence du pessimisme grec, lequel cohabite par ailleurs avec une disposition éminemment active, créatrice et affirmative quant à la valeur de l'existence. Il importait de rappeler cette dualité pulsionnelle si l'on veut comprendre l'esprit de la tragédie où se mêlent l'élément apollinien et l'élément dionysiaque dans une synthèse grandiose, sans rivale dans le monde de l'art et de l'expressivité. L'essentiel, pour assurer la possibilité de la vie, son expression juste et glorieuse, est que l'élément apollinien soit assez puissant pour contenir le dionysiaque, tout en acceptant et assumant la sombre vérité du tragique. En l'oubliant, en la niant ou la refoulant dans les abysses, l'art se condamne à la facilité mondaine, à la futilité ou à la mièvrerie.
L'objectif premier de l'art n'est pas de plaire. S'il peut plaire tant mieux, mais c'est de surcroît. Il s'agit d'abord de faire voir, de faire sentir, de faire toucher quelque chose du réel, quelque chose de non-su, de non-vu, de non-dit, qui va faire effraction dans le champ de la perception commune, normée, conventionnelle.
"La peinture ne montre pas le visible, elle rend visible" - c'est là une maxime qui exprime une haute vérité. Si vous ne révélez rien qui ne soit déjà connu, pourquoi vous échiner à barbouiller des toiles mortes-nées ? Cela explique aussi le fait que l'artiste soit volontiers rejeté par ses contemporains qui ne veulent rien savoir de ce qui les dérange - avant qu'une certaine postérité soit capable de reconnaître la signification de son oeuvre. Il en va de même pour ces poètes et philosophes non-académiques, aventuriers, pionners du réel, dont le nom seul suffit à effrayer la canaille.
Des centaines d'enthousiastes venaient se bousculer dans la salle où Hegel paradait. En face Schopenhauer avait quatre élèves. Si Hegel flattait son monde avec l'Esprit Absolu, le Concept et la Raison dans l'Histoire, Schopenhauer mettait toute son énergie à décevoir, minant sans vergogne toutes les illusions en vigueur. Mais au total, qui est le bonimenteur, et qui est le novateur ?