Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 491
5 octobre 2007

Eros et Eros

J'ai découvert avec surprise dans Jean Pierre Vernant qu'il y avait deux Eros dans la mythologie grecque. Un premier, que nous qualifierons d'Eros fondamental, qui apparaît aux tout débuts de l'univers, lorsque de la Grande Béance originelle ( Chaos) surgit Gaïa, la terre-mère. En ce temps là, ( bien qu'il s'agisse justement d'une absence du temps, ce que le mythe ne peut présentifier directement et qu'il évoque par les tournures : "il était une fois"), la terre, issue de la Grande Béance sombre et sans fond vint occuper l'espace et se répandit toute, avec, en son fond la profondeur insondable des grottes obscures communiquant avec la Béance, et avec ses montagnes qui se hissaient autant que faire se peut. Mais en engendrant Ouranos, le Ciel, la terre se vit toute entière recouverte, prise dans l'étreinte étouffante d'Ouranos, sans le moindre espace intermédiaire. Cette copulation aurait duré éternellement, et l'univers serait resté indéfiniment stérile si Gaïa n'avait inventé un stratagème pour se donner un peu d'espace : elle chargea un de ses fils prisonniers de son ventre, Kronos, de châtrer Ouranos avec une serpe d'acier. Chose faite, Ouranos se retira dans un grand cri de douleur, non sans laisser s'écouler de sa plaie un sang généreux qui sera l'origine des certains monstres et dieux plus tardifs. Ce qui compte ici c'est qu'Ouranos se soulève, s'écarte de sa proie et laisse dès lors  large place pour la génération des dieux. L'Eros fondamental c'est la puissance interne de Gaïa qui va expulser de son ventre les êtres innombrables qui peupleront le monde, entre terre et ciel. L'Eros fondamental n'est pas sexuel. Il ne relie pas le mâle et la femelle, puisque nous sommes encore au stade de la génération spontanée de tous les êtres, antérieurement à toute différentiation par genre. L'Eros primordial est la puissance neutre de génération et de développement spontané de la substance vivante, pure énergie de déploiement indifférencié et fécondant. "Vouloir-vivre" dira plus tard Schopenhauer. On "conatus" pour Spinoza, cette puissance d'affirmation illimitée de la substance. Pure force de vie, élan intarrissable, source absolue, Gaïa se déploie dans l'espace ouvert, jusqu'aux limites du ciel.

"Celui de qui la tête au ciel était voisine

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts"

Je pense qu'il faut insister sur cette antériorité de L'Eros fondamental avant d'en venir paresseusement, comme le fait Platon, à l'Eros du désir individué, mouvement de libido vers l'autre, dans la danse stuporeuse de la fascination et de l'union sexuelle. Freud lui-même oubliera cette première dénomination au profit de la seconde, ce qui est de la plus haute conséquence pour la psychanalyse. Obsédé par sa théorie normative de l'Oedipe, séduit par les romans familiaux de ses hystériques qui ne le renvoyaient que trop à sa propre pathologie, le bon père Freud en vint à négliger la préhistoire du sujet, cette période si longue qui précède tout investissement sexuel, où l'infans, puis le puer, ne vit que de la relation avec sa mère à partir de la quelle il peut librement déployer son énergie vitale. Winnicott le dira autrement : "Le bébé n'existe pas", ce qui veut dire qu'il faut penser l'existence du bébé non en soi et par soi, comme une entité séparée, individualisée et auto-centrée, mais comme une potentialité de déploiement sur le fondement de handling et de holding de la mère : " la sollicitude primaire maternelle". Dans un autre registre on peut dire avec Mélanie Klein que la mythologie antique des origines exprime la condition originelle du bébé, dans cet espace quasi psychotique des commencements, d'avant l'individualisation, d'avant toute séparation autonomisante.

Il n'est pas indifférent non plus de relever ici le rôle premier de Kronos, le fils de Gaïa, chargé de commettre le premier crime, la castration d'Ouranos, qui précipite l'univers dans le temps (Chronos), donc dans les conditions du déploiement des êtres, notamment des dieux. Ce n'est sans doute pas tout à fait par hasard que les Grecs en viendront plus ou moins à confondre Kronos ( le dieu archaïque, Saturne chez les Romains)  et Chronos (le Temps). La chute dans le temps est évidemmnt l'inscription potentielle dans une histoire. C'est ainsi que débute l'histoire des dieux, et plus tard des hommes.

Entre la longue période inévaluable de la Grande Béance, de la naissance de Gaïa, d'Ouranos et de l'Eros fondamental, puis celle de l'apparition des dieux olympiens, âge classique, s'étend le long règne de Kronos, dont on sait qu'il dévorera ses enfants pour leur éviter la tentation de le châtrer à leur tour! L'âge de Kronos est ambigü : le dieu est féroce, jaloux, envieux, paranoiaque, et pourtant certaines traditions parlent de cette ère comme d'un âge d'or! Le temps avait commencé son office, et paradoxalement cet office ne donnait pas encore vraiment à conséquence : les êtres étaient conçus, mais ne parvenaient pas vraiment à maturité, ce qui leur évitait aussi la mort: images des dieux primitifs.

Ces historiettes peuvent amuser. Elles n'en contiennent pas moins une grande vérité. Elles nous permettent d'évoquer plus librement notre propre préhistoire, foetale, utérale, extra-utérale. A la fois ce qui précède le temps et ce qui fait naître le temps, et le faisant naître, nous précipite irrévocablement dans le temps. Kronos et Chronos. Entre deux époques, l'une insondable et infiniment obscure (Chaos) et l'âge proprement temporel à venir, le mythe nous laisse entrevoir une période contradictoire, à la fois silencieuse et tonitruante, hésitant entre la régression, la fixation dans l'intemporel, et d'autre part la "naissance psychique" c'est à dire la séparation, l'individualisation, l'accès au désir, et à la mortalité.

Psychose disais-je plus haut. Et de fait les mythes sont tous psychotiques avec leur charge illimitée de crimes, de violence, d'inceste, d'horreur et de jubilation. On sent dans ces vibrations, ces véhémences quelque chose comme le souffle de la mort et de la vie entrelaçés, une effroyable hésitation entre l'avant et l'après, une lutte âpre et décisive dont l'issue fera un destin.

Enfin, je ne suis pas insensible à cette vérité qui mêle le crime à la naissance. Naissance de l'un, mort programmée de l'autre. Naissance et mort se conditionnent comme le jour et la nuit. Avec la chute dans le  temps tout est transformé. Les psychotiques le savent bien qui choisissent en quelque manière de ne pas naître pour ne pas mourir. Gk

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
153 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité