DESIR de SAPPHO - poésie 6
Guy AMEDE KARL
DESIR DE SAPPHO
SAPPHO, une réputation sulfureuse, un symbole de la souveraine liberté du dire et du désir, avant tout une immense poétesse. Défrichant les textes conservés j'ai voulu rendre à sa parole tout son tranchant, sa chair et son pathos, dans une version fidèle à sa métrique, à sa cadence si particulière. D'où une composition qui conserve la forme de l'antique, en serrant au plus près son texte haletant et vibrant. Dans une seconde partie je m'autoriserai des poèmes directement inspirés par ses fragments mutilés, avec de ci de là, des emprunts et des innovations personnelles, au plus près de sa vérité singulière.
OUVERTURE
Pourquoi cet engouement pour la poésie de Sappho? Pourquoi ce désir de retravailler cette poésie, pour nous si lointaine en apparence, si classique? Quel est donc ce charme, cette "charis" qui émane de ces textes pourtant difficiles, qui a séduit tant de lecteurs et de poètes à travers vingt cinq siècles? Et surtout, en quoi, moi, lecteur et poète, je me sens si proche, à la fois de la personne et de l'oeuvre?
Poétesse du désir, bien avant tous les autres, totalement, viscéralement, Sappho nous laisse des témoignages troublants sur son ardeur, sa passion, ses déboires et ses joies dans une langue riche et imagée, toujours sincère et directe. Elle cultive son amour comme un jardinier de la volupté, toujours sensible, toujours charnelle, en nous communiquant un enthousiasme divin pour la beauté "miroitante" de ces jeunes filles "douces comme le miel", parfumées de roses, au teint de lys, à la fraîcheur de rosée, sans se lasser jamais de désirer encore et toujours, jusque dans leur départ inévitable pour la vie d'épousée. Car notre poétesse était l'éducatrice de ces nobles jouvencelles qui, auprès d'elle, s'initiaient à la danse, à la musique, à la poésie, à la culture la plus raffinée, et peut-être, - mais qu'en savons-nous -, aux prémices savantes de l'Eros.
Et surtout, c'est Aphrodite qui est incontestablement la matrice, le "trône rutilant" de cette étrange école du plaisir et de l'art. Sans doute Sappho en était-elle la prêtresse, fidèle, enthousiaste et inspirée. A chaque poème, de manière directe ou allusive, c'est Aphrodite qui impose ce furieux et doux désir, toujours renaissant, intarissable. Dans cette alliance entre la sublime déesse et la poétesse il est une sorte d'ardeur, de terreur aussi, d'effroi, et d'abandon : c'est que l'image de la déesse est parfaitement et constamment ambiguë. Aphrodite fait jaillir le désir, contre notre volonté même, fait "rôtir" le "thymos", dans l'attente fiévreuse, l'espoir fou, la crainte, le tremblement, la pâleur et jusque dans la pâmoison. Là dessus les textes sont sans équivoque. Souffrance, allégresse et jouissance, volupté sans remords, déception cruelle, "nausées" et "peines sans nombre", en toutes ces afflictions et affections Sappho reconnaît l'ouvrage immortel d'Aphrodite, en qui elle remet totalement son destin. Les plaintes, innombrables, adressées à ses jeunes aimées, ses joies et ses souffrances, la grande douleur qui la ravage, jamais ne visent à contester les actions de la déesse. Partout et toujours Sappho clame son irrévocable fidélité, sa dévotion sans faille, décidée à souffrir mille morts pour son amour, qui est sa vie même.
Sappho laisse un nom : Lesbos, dont on sait les occurrences. On sait moins qu'elle était mariée, mère d'une fille, et peut-être tout à fait fidèle à son époux, du moins selon les canons ordinaires de l'hétérosexualité. Mais clairement elle est d'une bisexualité éclatante, affichée, incontestable. Nous ne saurons sans doute jamais rien de sérieux sur ses relations érotiques avec les filles de son bocage, mais clairement elle les désire sans frein ni honte, les aime d'un amour total, où le corps et le coeur sont totalement engagés. Ce qui nous confond, aujourd'hui encore, dans notre réputée et fallacieuse licence sexuelle, c'est l'ingénuité, la noblesse et la véracité de ce désir, simple et pur, d'une candeur et franchise enfantines. Pour elle, en elle c'est la beauté qui fait loi, et la beauté est toujours, en dernier lieu, celle de la déesse. En toutes choses, en elle-même et dans les autres, Sappho est servante d'Aphrodite.
Je ne sais si dans toute l'histoire future on peut trouver encore pareille véracité. Le désir sans la honte, la volupté sans la culpabilité, la joie des corps sans le péché, la beauté sans la moralité, - et avec cela la splendeur d'une poésie frémissante, voilà qui fait, interminablement, miraculeusement, rêver!
Mais vous, me dira-t-on, que venez vous faire ici? Et dans un jardin de femmes! Que l'on me permette une modeste confession. Pour moi Sappho et ses aimées, toutes ces beautés "à la ceinture violette" et "à la fraîcheur de rosée", et Aphrodite enfin, elle-même, ne font qu'une seule et unique image, celle de l'éternelle jeunesse du Désir. Et de quoi sustenterai-je, je vous prie, les quelques moments qui me restent, si ce n'est de ce rêve de beauté, cette sublime image à jamais inscrite dans la splendeur du poème?
DESIR de SAPPHO
LIVRE UN
1
JALOUSIE
Il me paraît tout à fait égal aux dieux
Cet étranger, tout là bas, qui te fait face
Assis tout près de toi, à boire ta voix
Si douce, si suave
Et ton rire charmeur qui frappe d'effroi
Mon coeur dans ma poitrine. Mais moi, hélas
De te regarder je ne puis plus parler,
Pas la moindre parole,
Mais déjà ma langue se brise, subtil
Sous ma peau coule le feu, et dans mes yeux
Plus un seul regard, et le bourdonnement
Etouffe mes oreilles,
Une âcre sueur m'inonde toute entière
Le tremblement me saisit toute, je suis
Plus verte que la prairie, et je me semble
Presque morte à moi-même.
Mais il faut tout endurer, demain, conquise,
Sur la nef aux voiles blanches vers Argos
Il t'emmènera, l'étranger. Plus jamais
Je ne te reverrai.
PS : Cet illustrissime poème qui a inspiré d'innombrables poètes, était bien difficile à transcrire en strophe sapphique. De plus il manque la dernière strophe, juste ébauchée dans un demi vers. Je me suis permis d'en imaginer une fin possible, justifiée par d'autres passages de l'oeuvre, où Sappho, qui élevait ses élèves à la plus noble culture et les préparait au mariage, se plaint amèrement du départ -inévitable- de celles qu'elles aimait d'amour. D'où l'introduction de l'"étranger" dans le début du poème, pour rendre plausible la fin que je me suis autorisée.
2
Désespoir d'amour
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Jouer dans le flux des vagues violettes
Danser, nymphe légère aux cheveux de flamme
Et j'ai cru défaillir!
A ce jour, seule Aphrodite la sublime
Avait su conquérir mon coeur. Ah désir
Tu me tords de désespoir et de nausées
Et je me sens mourir.
PS : adaptation personnelle à partir de fragments originaux. L'expression " aurore au trône d'or" est homérique. Quant aux "nausées " elles sont bien dans le texte, comme élément original de la symptomatologie amoureuse et passionnelle de Sappho. Voir là -dessus Jackie Pigeaud. Elle dit aussi " je désire et je me meurs". J'espère avoir su traduire la tension extrême qui fait la singularité de sa poétique.
3
INVOCATION
Trône miroitant, immortelle Aphrodite
Fille de Zeus, mobile, je te supplie
Ne me dompte pas de nausées, de chagrins
Maîtresse, dans mon coeur,
Mais viens à moi, si tu percevais jadis
De loin ma voix, tu me faisais bon accueil
Quittant du père la demeure dorée
A moi tu es venue
Sur ton char attelé. Solides, rapides
Du ciel sur la noire terre tes moineaux
Te tiraient, battant leurs ailes tous ensemble
Au milieu de l'éther,
Tous ils accourraient - et toi, ô Bienheureuse
Le sourire sur ton visage immortel
Tu me demandais pourquoi je souffrais
Pourquoi je t'appelais
Et ce que je désirais voir advenir
A nouveau dans mon coeur fou : "Qui dois-je encore
Soumettre à tes transports d'amour? Qui, Sappho,
A rompu le contrat?
Elle fuit, bientôt elle te poursuivra,
Elle refuse tes dons, elle offrira,
Elle n'aime pas, bientôt elle aimera
Contre sa volonté".
4
ODE à CYPRIS
Toute frémissante, percluse, saisie
De tremblements, je ne suis plus que plainte, amère
La vieillesse ronge ma peau, mais toujours
Le désir me tenaille.
Ton image resplendissante, ô Cypris
A la ceinture violette déchire
Haletante, éperdue, aux moiteurs de nuit
Mon âme qui se pâme.
O viens tout près de moi, viens, je t'en supplie
Prends la lyre, et qu'Aphrodite la sublime
T'inspire, et que ta voix suave et riante
Apaise ma douleur!
O viens à moi, encore, délivre moi
De ce tourment affreux, et ce que désire
Mon coeur, accomplis-le pour moi, en alliée
Dans ma lutte d'amour!
PS : Le rythme étrange de ce poème peut surprendre un lecteur français, familier du vers pair et de la rime. Mais le texte grec se présente ainsi, haché, saccadé, tout haletant d'ardeur et de douleur. Je me suis efforcé de rendre cette exaltation et ce transport autant que le permettait notre langue.
Pour le contenu je me suis fortement appuyé sur le travail remarquable de Jackie Pigeaud ( "Poèmes de Sappho", Rivages) qui colle à la richesse rugueuse et harmonique du grec, mais qui supprime la disposition versifiée. Ce fut un travail homérique de transcrire ce poème en vers, selon la rythmique du grec, tout en exprimant, en fidélité maximale, le sens et la fécondité poétique.
5
Invitation au jardin
Depuis la Crète viens à moi, douce amie
Ici, dans ce temple sacré, ce jardin
De pommiers gracieux où fument les autels
Aux vapeurs de l'encens!
Ici l'eau fraîche bruit à travers les branches
Des pommiers, par le jardin ombreux de roses,
Dans les feuilles agitées coule profond
Le placide sommeil.
A la clarté du pré tout fleuri de roses
Du printemps paissent les chevaux, et les brises
Respirent le miel, et l'ombre douce danse
Et berce le sommeil.
Oui, viens auprès de moi, viens, douce Cypris
Et saisissant l'amphore aux vives couleurs
Verse dans une tasse d'or le nectar
Tout infusé de joie...
PS : Ce texte est une transposition aussi fidèle que possible du poème de Sappho, qui nous est parvenu dans un état de partielle mutilation. La structure en est ferme, comme dans les poèmes intégrament conservés, mais il manque quelques vers, et deci delà, des termes que je me suis permis de restaurer selon l'esprit du texte, afin de donner un poème complet, avec d'inévitables licences poétiques. Le lecteur jugera.
Comme pour les autres poèmes je dois à peu près tout à la fidèle édition de Jackie Pigeaud.
6
Erotas : les Suppliques de Sappho
Toi, déesse, impitoyable et secourable
Epargne ce coeur meurtri tout en attente
Du désir qui me blesse et qui me déchire
Apaise la souffrance!
Tu me chavires, tu mords, tu me ravages
Et je souille ma couche de mes larmes
Au dédale maudit, enchanté du désir
Qui toute me laboure.
Oh je voudrais, déesse aux yeux pers, me perdre
Consumer le dur délire de mon coeur,
De la falaise haute me jeter nue
Dans les flots qui m'emportent!
PS On ne sait si la Sappho poète du désir et la Sappho qui s'est précipitée dans la mer par désespoir d'amour sont une seule et même personne, mais il sied au poète moderne de les identifier sans ambages, dans cette ultime extase qui réconcilie le désir et la mort. Est-il plus haut accomplissement que la réunion, en un éclair, du feu et de l'eau, éléments inconciliables réconciliés?
7
LESBOS
Je t'ai perdue à tout jamais, mon amour.
Ta belle image comme un rêve s'étiole
Je vais affligée aux plaintes de la mer,
Et soudain je te vois,
Et je veux, comme l'aurore aux doigts de rose
Toucher frémissante ta joue, oui je veux
Frôler tes cils d'ombre et de soie, et baiser
La rose de tes lèvres!
LIVRE SECOND : poèmes sapphiques
1
NAUSICAA
Comme Ulysse jeté nu sur le rivage
Confuse j'errais dans le désert du coeur,
Et je te vis, qui dansais dans la lumière
Nausicâa, sublime!
Et comme la déesse au sourire d'aube
Sur le miroir des eaux, si pure! Ah je veux
Sur la rose de ta bouche déposer,
Humide, mon baiser!
PS : On se souvient de la scène mémorable dans Homère, où Ulysse, bateau fracassé, échoue sur le rivage, tombe épuisé dans un sommeil de plomb, et, se réveillant aux cris des jeunes filles qui dansaient sur la plage, va cacher sa nudité dans les feuillages, et s'émerveille de la beauté de la princesse Nausicâa, qui le recueillera, lui fournira une tunique pour se rendre au palais de son père Alkinoos, le roi de l'île. J'imagine ici une transposition poétique de Sappho, toute nourrie d'Homère, évoquant son émerveillement devant la beauté.
2
APPARITION
Tu as bien fait de venir! Je n'osais plus
Toute languissante, toute déchirée
Toute moite, fiévreuse, chair consumée
Espérer ton retour,
Et tu es là! Je te vois marcher, gracieuse
Vaporeuse comme l'aurore, et je veux
Toucher ta gorge d'un doigt léger, ta bouche
Où perle une rosée,
Et t'aimer dans la sainte nuit d'Aphrodite
Avant que le promis, ce pâtre trivial
N'enlève sa proie innocente, et n'arrache
Ta tunique empourprée.
PS : Ce texte est une recomposition (risquée) à partir de fragments authentiques. On sait que Sappho, qui préparait ses élèves au mariage, ne cessait de craindre pour elles, voyant volontiers les hommes comme des bergers frustes, et le mariage comme un sacrifice, si ce n'est comme un viol. D'où le "pourpre" que je reprends fidèlement à la fin du texte, avec sa connotation évidente.
3
ABANDON
Antinéa, dis-moi, toi si prometteuse
O douce flûte d'Aphrodite, pourquoi
Tu déchires les bandelettes d'amour
Pourquoi tu me déchires
Et tu voles vers Andromède, la fourbe
Ourdisseuse de ruses toujours nouvelles
Qui d'un regard de miel, de vaines promesses
A moi te déroba?
Loin de toi je suis un coquillage vide
Jeté par les flots cruels sur le rivage
Je vais seule, errant, le regard déserté
Sur la mer inféconde.
PS : Sappho se plaignait quelquefois de ce que certaines de ses élèves aimées ne la délaissent pour des rivales qui tenaient peut-être école comme elle, telle cette Andromède, citée dans ses textes.
4
DESIR
Si jeune, si belle, si fraîche de rosée
Comme au joli matin la rose nouvelle
Offerte à la brise des vallées de Lesbos
Qui berce de la mer
La surface miroitante! Et la grâce
Enveloppe le satin pur de ta peau
Si douce au toucher de mes doigts, frémissant
Au feu de la caresse!
Aphrodite m'a saisie, et toute blanche
De fièvre, d'allégresse je serre ton corps
Tendre, et ton coeur contre mon coeur, vibrants
De l'immortel désir!
5
ABEILLE
Douce, belle abeille, tu te poses, brune
Dansante sur les feuilles bleues de la menthe
Parfumant mon jardin d'aromates vives,
je vibre de désir,
Ardant, tout rougeoyant de toi, belle Atthis,
Adulée entre toutes parmi les fleurs
Chevelure bruissant comme la soie
De la plus douce abeille,
Toi, si douce, ô douce rose juvénile
Toi, je ne vis que de toi, en ma chair moite
Loin de ton corps je m'étiole, je me pâme
Mourant de ta beauté!
6
PRIERE
Ta douce hanche, belle Atthis
Frissonne sous l'ongle spécieux
Comme sous la brise le lys.
Ma langue sur ta fleur exquise
Dessine un rubis facétieux
Qui dans l'extase s'électrise.
Ah chère, chère ne va pas
Choisir quelque brute velue
Qui souillera tes beaux appas !
Restons à l'ombre du bocage
Toutes les deux, chastes et nues
A tout jamais, pas davantage !
7
ELEGIE pour SAPPHO
Je ne sais ce qui m'attire à toi, noble Sappho
Toi qui chantes le désir sauvage et libre
Dans la verte Mytilène aux rives de soleil
Toutes tu les aimais d'ardeur amoureuse
Ces jeunes beautés aux roses de printemps
Tu jouissais! La musique comme un vin
De Samos coulait de tes lèvres brûlantes!
Ai-je oublié? Qui suis-je? Au seuil de l'hiver
Tant d'images, de souvenirs me chavirent
Le coeur qui se sent immortel, dans un corps
Qui doucement s'en retourne à la poussière!
8
ODE pour APHRODITE
Belle comme en un rêve sublime et triste
A moi tu es venue aux déclins d'automne
C'était hier, c'est aujourd'hui! - Envoûtante
Au brasier de tes yeux
Danse la vipère de la nostalgie
Et si la douleur sustente ma folie
Que suis-je, Aphrodite sans elle, qui seule
De la mort me protège?
PS Que l'on me pardonne cet essai de poème selon les canons de la versification sapphique : strophe de quatre vers, les trois premiers de onze syllabes, le quatrième de six. Il est quasiment impossible de suivre le modèle qui exige une rigoureuse disposition des temps forts et des temps faibles parce que le français ne comporte pas de véritable accent tonique, comme le grec, le latin ou l'allemand. D'où un texte qui ne peut totalement danser à la mode antique.
Ajoutons, pour les amateurs de prosodie française, que c'est une gageure de composer des vers de onze pieds tant l'alexandrin a causé de redondances en nos mémoires fatiguées!
9
BOUZOUKI
Je passe ma vie à ne rien faire
Je suis très heureux
La brise berce doucement mes rêves
J'aime la beauté, la vie, le bel amour
J'écoute la mer
Ma pipe fume comme un encensoir.
Bouzouki bouzouki
De quoi me chantes-tu bouzouki
De quelle histoire oubliée
De crime, d'amour, de mer Egée?
Oedipe avait un oeil en trop peut-être
Et cet oeil est crevé
Il pleure son amour Oedipe
La nuit, comme une amante
Ouvre son ventre au bien-aimé
Le froid soudain brûle comme un brasier.
Tous nos amours sont déchirés
Seul sur son île solitaire à Patmos
Saint Jean porte encore le flambeau
Qu'il tend vers d'âpres soleils morts!
Bouzouki bouzouki
De quoi me chantes-tu bouzouki
De quelle histoire oubliée
De crime, d'amour, de mer Egée?
Oh je voudrais te célébrer
Belle d'entre les Belles, ô Mytilène
Prêtresse musicienne amante et poétesse
Toi Sappho la plus belle,tant renommée
Tant décriée
Ceux qui ont sali ta mémoire
Sont indignes de te baiser les pieds
Ah laisse moi déposer
Comme des fleurs sur ta tombe ces vers
A ta manière:
"A l'instant l'aurore aux sandales d'or
Me porte vers ce beau pays sans nom
Qui brûle au plus profond de nous, plus fort
Plus beau que l'avenir!
Je te respire ô belle entre les belles!
Sur les douces plages de ton corps
Court le long frisson amer et doux
Du désir voyageur!
Désir, désir, invincible serpent
Tu laboures ma chair et je brûle
Et je crie! Hélas ce n'était rien
Qu'une écharpe de lune!
Hélas tu m'as quittée, ma bien aimée
Le vaisseau rapide sous le vent
Te mène vers ce bel étranger
Qui sut voler ton coeur,
Et moi je me déchire, et mon désir
Me laboure la chair, et je pleure
Et je mouille ma couche en serrant
L'ombre de mon amour!"
Bouzouki bouzouki
De quoi chantes-tu bouzouki
De quelle histoire oubliée
De crime, d'amour, de mer Egée?
Dans l'immense cercueil de la mer Egée
Je veux toutes vous noyer mes pensées
Qu'elles rejoignent le grand pays des morts
Sous la mer, sous la mer
Qu'elles nourrissent le dauphin, la murène
Qu'elles pourrissent joyeusement
Dans le grand cycle du temps!
Je ne me souviens plus de rien
C'était un jour cruel et délectable
Une histoire de crime d'amour et de cercueil
Qui pourrit dans la mer Egée
Bouzouki bouzouki
Tu ne chantes plus bouzouki
Tu me laisses tout l'avenir
L'angoisse et le plaisir.
10
ADIEU à SAPPHO
Adieu, émouvante, sublime Sappho!
Ce que tu fus pour moi nul ne peut le dire.
Dans le désert brûlant de notre mémoire
Tu étais la beauté
L'indicible, la merveille à tout jamais
Perdue, et qui nous hante, et qui nous travaille
Dans la douleur des choses qui s'effilochent
Qui vivent de mourir.
Tu as vécu de désirer! Aphrodite
A trempé ta douleur dans la flamme. Et nous
Il nous reste le temps vide, et la nostalgie,
Et l'au-delà du deuil.