JOUR ET NUIT
De nature je serais plutôt mou, terne et languissant, durablement endormi, voire apathique. C'est l'image que je donnais à l'école, où je somnolais et rêvassais, tout au fond de la classe, ne me réveillant que lorsqu'il était question de châteaux-forts, de chevaliers, d'histoire médiévale. Pour le reste je ne faisais que subir, pétri de crainte à l'égard des maîtres – en ce temps-là le maître avait toujours raison et n'hésitait pas à le faire savoir à coups de règle ou de bâton – souffrant et puant l'ennui viscéral d'être enchaîné à mon banc de misère, galérien innocent et imbécile voguant sur les vagues molles de la décomposition.
Privez-moi de mon café du matin je passerai ma journée à dormir. Et si je me tiens debout pour l'assistance et la bienséance, mon être intime végète dans mon lit.
Le café, dis-je, et la pipe. Après quelques bouffées, très vite, il me semble que mes paupières s'ouvrent, les yeux s'éveillent, la pensée s'ébroue, les images viennent jouer à nouveau dans ma conscience. Le tabac, outre cette soudaine ouverture au monde, provoque régulièrement une légère ivresse, un décisif sentiment de libération, et voilà que les images, les idées se mettent à danser ! Il me semble que je change complètement de régime mental, passant brusquement de la plus épaisse et stupide somnolence à la clarté du regard et de la pensée. C'est alors que les choses commencent.
Il est vrai, à ma décharge, que je suis capable, à l'inverse, de me détourner de l'état d'éveil, et de me laisser glisser paresseusement, voluptueusement, dans une sorte de rêverie éveillée, de flotter, mi conscient, mi inconscient, à la surface des choses, sans effort, sans volonté, sans intention, relâchant le corps, libérant la sensation, suspendant la pensée. C'est un régime intermédiaire, que Rousseau avait fort bien décrit, qui apporte de grandes satisfactions, dont la plus éminente est, selon lui, de goûter pleinement le sentiment d'existence. Je suis, j'existe, non parce que je pense, mais parce que je sens, mieux encore parce que je me sens pleinement exister.
Oui, mais il n'y a pas à choisir. Le jour n'existe pas sans la nuit, et si la conscience éveillée représente le jour, si le sommeil, et la conscience flottante représentent la nuit, c'est la totalité vivante qu'il faut considérer. Nous dirons avec Héraclite : jour et nuit, un et le même.