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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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22 septembre 2023

DU SAVOIR DE LA MORTALITE

 

 

Aristote estimait que les hommes veulent naturellement savoir et que c'est en cela que consiste l'origine de la philosophie. Cette assertion m'a toujours semble naïve, car on pourrait tout à l'inverse soutenir que les hommes ne veulent pas savoir, qu'ils préfèrent l'erreur, l'illusion, voire le mensonge – quand cela les arrange, par exemple en s'attribuant, sans examen, une âme immortelle, ou en forgeant l'image de divinités qu'ils puissent craindre et vénérer, qui veillent sur leur destinée et leur garantissent l'immortalité. Dans ce domaine du désir métaphysique la connaissance est réduite à zéro, ruinée dans son principe. En toute rigueur ces gesticulations mentales relèvent du délire collectif : elles élaborent une construction imaginaire qui vient se lover au lieu et place de la réalité.

Un savoir ne peut se constituer que par une rupture – avec les idéologies sociales préexistantes, les fables consolatrices ou terrorisantes, avec l'imaginaire collectif ou personnel. Cette opération creuse un trou dans la représentation, qui peut sembler vertigineux, mais hors duquel on reste dans un état de minorité psychique et intellectuelle, soumis aux dieux de la cité.

Ce trou peut se penser comme évidence du non-savoir (« je sais que je ne sais rien »), ou comme l'écrit Montaigne : « Que sais-je ? », lequel suspend la question dans un doute universel, ne sachant pas même s'il sait ne pas savoir ! Je ne sais plus si je sais ou si je ne sais pas – le problême ne pouvant être réglé que par la trouvaille d'une vérité première, d'un socle inamovible, d'un élément irréfutable sur quoi appuyer la recherche.

Pour moi la chose est évidente : la seule certitude, celle qui échappe au doute, qui fait à la fois la limite et la borne, c'est la mortalité, la mienne (que je n'ai pas encore expérimentée, mais cela ne saurait tarder) et celle des proches que je vois tomber l'un après l'autre dans la fosse, dans la nuit épaisse de l'Hadès. On dira : "Comment pouvez-vous savoir que vous allez mourir si pour le savoir il vous faut être bien vivant ? Ne peut-on imaginer que vous, comme quelque divinité antique, fassiez exception à la loi commune" ? La bonne blague ! C'est là, très précisément, la fameuse illusion constitutive des mythes traditionnels auxquels il fallait s'arracher. Les Grecs distinguaient nettement les Immortels (les dieux) et les Mortels (les hommes), avec tant de netteté que fort souvent l'expression « les Mortels » remplaçait de fait « les hommes », notamment dans le texte homérique et dans la tragédie.

Mais la difficulté subsiste : comment puis-je affirmer ma mortalité si je n'ai pas fait l'expérience de la mort ? Réponse : au cours de la vie certaines expériences de trauma, de séparation, de deuil, d'effraction physique et psychique ont en quelque sorte troué, déchiré l'enveloppe, fracturé l'unité illusoire du moi, brisé la continuité temporelle, au point de provoquer une sorte d'effondrement, fort proche de la mort. D'une certaine manière le sujet passe sa vie à mourir, avant de mourir pour de bon. Montaigne encore : je m'en vais en petits bouts, jour après jour, la mort n'aura plus grand-chose à se mettre sous la dent ! De telles expériences, à condition d'être ensuite élaborées et réfléchies, de n'être pas niées et déniées pour sauver l'illusion, vous accoutument progressivement à la présence perpétuelle de la mort, comme une ombre qui suit souterrainement le cours ordinaire de la vie.

Ce savoir une fois acquis - "j'ai vécu de me savoir mortel"(Lacan) - rien ni personne ne pourra l'ébranler, le relativiser. Et de là, comme un rayonnement irréversible, ce savoir organise la perception des choses et des "êtres" - comme phénomènes impermanents, mouvements et processus, passage et passagèreté. On disait de Pyrrhon qu'il était "inébranlable" - à présent nous voyons bien pourquoi.

 

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Commentaires
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Inébranlable sauf la fois ou il a eu peur d'un chien...
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