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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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20 février 2023

MARIKO - Chapitre VII - Samsara

 

 

 

                           CHAPITRE SEPT : Samsara

 

                                                                            Elle tourne la roue

                                                                            Le passé devient l’avenir

                                                                            Et l’avenir devient passé.          

 

 

Les jours suivants Antonio resta chez lui. Il avait perdu le goût de tout, même des sorties quotidiennes. Il ne fit rien pour en savoir davantage  sur la mort de Mariko. A quoi bon, songeait-il, cela ne changerait rien. Le fait est qu’elle est morte, tout à fait morte, et qu’il ne la verrait plus, ne lui parlerait plus et qu’elle se dissoudrait lentement dans le néant. Il ne resterait d’elle, pour un temps très court, que cette image que lui, Antonio, et quelques personnes de son entourage, conserveront à titre de souvenir. Et puis plus rien !

Le bon peuple dirait qu’elle a souffert d’un mauvais karma. Et de fait tout ce qu’il savait d’elle convergeait vers cette interprétation : des parents absents, une capture violente dans une organisation violente, des sévices corporels, un « travail » extorqué, une tentative de fuite avortée, et puis cette fin épouvantable. Tout se passe comme si une force implacable, inconnue, orientait diaboliquement les choix dans une direction donnée d’avance, procédait à une sélection impitoyable des situations et des rencontres, qui conduira le sujet, inconscient et désarmé, dans un lieu qu’il n’a pas choisi. Face à ce destin de mort elle aura tenté de rompre le lien fatal, par deux fois, dans la fuite, puis en s’engageant dans une relation d’un genre tout à fait nouveau. Mais on peut dire que la fatalité l’a rattrapée.

Mais lui Antonio, en quoi était-il plus libre, plus inventif ? Un plus jeune serait peut-être parti en voyage, se serait diverti à séduire quelque donzelle esseulée, à fuir et à courir. Antonio n’en était plus là. Il savait parfaitement que sa douleur d’exister l’accompagnerait en tous lieux, en tous temps, ruinant à l’avance tout espoir de changement. Lui aussi avait son karma, mais à la différence de la plupart, il en était conscient, si bien qu’il ne se faisait plus d’illusion sur les chances de la liberté. Mariko aura été un beau soleil de fin d’après-midi, quand la lumière glisse encore, enveloppante et douce, sur la terre, mais que déjà les ombres se font plus longues, et l’air un peu plus frais. Et maintenant la pénombre montait lentement, absorbant la lumière, et bientôt ce serait la nuit.

En quoi ce sort de solitude, de médiocrité et de répétition serait-il préférable, par exemple à l’ambition débridée, à la frénésie passionnelle, à la folie même, si elles donnent un vif sentiment d’exister ? Antonio se posait parfois la question, comme par jeu, mais il savait pertinemment que ce n’était pas son lot. Il était trop avisé pour jouer à ce jeu-là. Finalement il se dit, et se répéta : « Il y a une certaine grandeur dans la répétition assumée ».

Face à la rigueur du destin on pouvait tricher, un peu, se plaindre, beaucoup, tenter de fuir, ou alors, sans refuser ni approuver, assumer.

Après cinq jours de confinement Antonio reprit ses promenades. Les anciennes habitudes revenaient, et avec elles, une organisation rituelle du temps. Un observateur impartial dirait : « Il est comme il a toujours été, rien n’a changé ».

A nouveau il faisait le tour de son parc favori, s’asseyait sur un banc et se laissait flotter. Ses méditations étaient de plus en plus profondes. Il avait quelquefois le sentiment de toucher en esprit l’origine des choses, d’être le témoin de la naissance du monde ou d’assister à sa propre gestation. Mais, revenu de ses voyages, il savait bien que c’étaient là des constructions mentales, sans contenu objectif, mais non point pour autant de simples illusions. A leur manière elles avaient leur vérité, pour autant que l’esprit pût saisir une vérité. Vraies et fausses à la fois, dans une inextricable fusion mentale.

Et puis il y avait les chiens ! A nouveau Antonio les attendait, les voyait, les sentait venir, se préparait à la fête ! Jour après jour il gagnait un peu plus, un peu mieux, leur attention, du regard cherchant leur regard, le trouvant, le cultivant. Maintenant il leur parlait, non dans le verbiage doucereux et débile que les gens affectionnent comme s’ils parlaient à des bébés, non comme un maître autoritaire qui entend se faire obéir, mais d’égal à égal, dans une tonalité neutre, ni trop haute ni trop basse, comme on parle à un ami. Le chien écoutait, semblait comprendre, à sa manière vraisemblablement, réagissait par le regard, l’attitude accueillante, le frétillement de la queue. Antonio en retirait une grande paix de l’âme, un contentement diffus que lui procurait rarement le commerce de ses contemporains.

A quelque temps de là il se décida à quitter ses itinéraires habituels, à sortir de la ville pour gagner à pieds la forêt proche. Il lui fallut un long  moment pour atteindre la rocade périphérique, puis, au-delà, le chemin qui serpentait entre les prés et les bois. Mais bientôt le chemin se perdait dans la végétation. Antonio marchait droit devant, mais à dire vrai, il ne savait pas où il était. Il pensait vaguement à un ouvrage de Jean Jacques Rousseau, qu’il avait lu autrefois, où l’auteur racontait une mésaventure en forêt. Que lui était-il arrivé au juste ? Antonio ne s’en souvenait pas. Il envisageait de faire demi-tour lorsqu’il aperçut entre les arbres, à une cinquantaine de pas, une baraque vétuste, faite de bois et de tôles, peu engageante au demeurant. Mais si quelqu’un y habitait il pourrait indiquer le chemin du retour. Antonio s’approcha, mais alors, comme surgi de l’enfer, un effroyable molosse tout noir, tout hérissé, se précipita, d’un seul bond, le saisit à la gorge, y enfonça ses terribles crocs, meurtrit les chairs, brisa les os, et, emporté par la masse et la vitesse, Antonio tomba à la renverse,  le chien toujours accroché à sa gorge. Quelques hoquets, des flux de sang, Antonio était mort.

Le lendemain parut un entrefilet dans le journal local : « Un homme, âgé de cinquante ans environ, qui se promenait dans la forêt d’Ermenonville, a été agressé hier, vers les 17 heures, par un chien d’attaque, sans raison apparente. L’homme est décédé. La gendarmerie a abattu l’animal. Quant au propriétaire du fauve, tout en déplorant la mort du passant, le voilà qui proclame à qui veut l’entendre, qu’il saisira la justice pour « meurtre injustifiable d’un animal de compagnie », et qu’il comptait bien se voir dédommagé de cette perte irrémédiable ».

 

Il existe des hommes qui se prennent pour des chiens, qui respirent, sentent et raisonnent comme des chiens. On se demandera avec profit s’il existe des chiens qui se prennent pour des hommes, qui respirent, sentent et raisonnent comme des hommes.

 

Février 2023, Tous droits réservés, Guy Karl

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Commentaires
K
C'est bien vrai, la vie est le songe d'un songe, du moins lorsque le réel n'est pas trop méchant, ou dans l'interstice entre deux méchancetés ! Merci pour cette lecture attentive.
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D
J'aime beaucoup cette nouvelle qui articule l'amour, l'insignifiance et la mort. Mariko n'est-elle pas la métaphore d'un amour rêvé, d'une femme rêvée, d'une nuit rêvée ? Et cet amour des chiens ne l'est-il pas tout autant pour Antonio ?<br /> <br /> Le réel résiste comme Mariko, frappe à la porte comme le fait la police et mord jusqu'à la mort. Sans doute vaut-il mieux comme le vieux Kant faire sa promenade quotidienne et circulaire et rentrer chez soi le plus vite possible en méditant l'illusion transcendantale. C'est moins risqué quoique nous puissions nous demander si l'existence n'est pas une condamnation au rêve. Penser, n'est-ce pas une manière aussi sérieuse que dérisoire de rêver ?
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