NI L'ETRE NI L'AUTRE - du langage

"Le langage : non pas l'Etre mais l'Autre" (Lacan, Encore). Il s'agit bien sûr de dégommer une certaine philosophie qui avait la naïveté de croire que le concept permettait de saisir l'essence des choses, d'exposer en termes "clairs et distints" ce qu'il en est de la réalité. Mais le mot n'est pas la chose, il en est fort éloigné, et de nature toute conventionnelle et psychique. Le mot renvoie au mot, à d'autres mots qui tous ensemble forment le dictionnaire. Nous croyons parler des choses et ne parlons que de nos états et mouvements intérieurs : les pyrrhoniens l'avaient fort bien dit : "nous ne connaissons que nos affects" (DL, IX, 104). 

En première lecture l'Autre c'est le dictionnaire. Ces mots que nous utilisons nous ne les avons pas créés nous-mêmes, nous les avons reçus du dehors, ils nous ont formés ou déformés selon leur logique propre et au gré des influences et déterminations qui les ont accompagnés, au long de nos longues années d'apprentissage. Il est impossible de savoir dans quelle mesure toutes ces influences nous ont façonnés, élevés, blessés ou meurtris, élevant l'un vers une plus grande perfection, et gauchissant l'autre de manière quasi définitive. L'Autre parle en nous à notre insu, et cela peut durer longtemps si par un travail réflexif le sujet ne se met pas à l'ouvrage, déconnectant les mots de leur charge affective, les soupesant, les limant et rabotant jusqu'à en extraire la "substantifique moelle", j'entends, ce qu'en dernière analyse ils pourront porter de sa propre vérité. Au bout du compte, puisqu'il est impossible d'établir avec certitude ce qui a été dans les faits, il ne s'agit que de construire ou reconstruire une histoire, "une identité narrative", arrachée de haute lutte à l'Autre, dans laquelle le sujet se reconnaît et se pose comme singularité.

En somme, le langage ne peut dire l'Etre (s'il existait il serait inconnaissable et incommunicable). Il s'identifie à l'Autre en tant que déterminant social. Mais il ne s'y résume pas s'il est patent que le sujet dispose d'une capacité de critique, et d'invention, comme on voit par les admirables trouvailles et créations de la poésie. Puisse chacun, dans toute la mesure dont il est capable, devenir le poète de sa vie !