UN SOUVENIR D'ENFANCE
L'autre jour, parlant de l'espérance de vie avec un ami, je lui déclare tout de go, comme un jeu : "Je refuse de mourir avant Louis XIV !" Tout le monde sait que ce dernier vécut fort longtemps au regard de la mortalité galopante de l'époque, 77 ans, en dépit des innombrables maladies qui firent, très souvent, de sa vie un enfer. Mais pourquoi diable me suis-je référé à Louis XIV plutôt qu'à Démocrite, ou Goethe, qui vécurent bien plus longtemps ? Je ne suis nullement un sectateur de ce roi autoritaire qui révoqua l'Edit de Nantes, condamnant les huguenots à la conversion forcée, ou à l'exil. Tout cela est vrai, et infiniment regrettable. Et puis il eut la Maintenon qui contribua à plonger le royaume, et Versailles au premier chef, dans la pieuserie et l'hypocrisie. Mais il y eut tant d'autres choses admirables, architecture, sculpture, musique, tragédie, comédie, poésie, dans une abondance et une qualité extraordinaires. Ce fut le Grand Siècle - qui de fait ne dura que deux ou trois décennies, mais qui rayonna comme un soleil sur la terre.
Je ne me lasse pas de lire des essais, des romans qui traitent de cette pérode, comme "Le Vicomte de Bragelonne" qui décrit si bien la jeunesse de Louis XIV, ses premières amours et la prise de pouvoir après la mort de Mazarin.
Mais alors, d'où me vient cette singulière passion ? Ce matin une image ancienne s'est levée en moi qui l'explique peut-être : je dois avoir une dizaine d'années, je vis chez mes grands-parents, je suis couché dans la chambre du haut, sans doute malade, et pour tromper mon ennui je ne cesse de regarder des images de Versailles dans une sorte de visionneuse en carton où l'on pouvait glisser, une à une, des photographies qui, gràce à l'appareil, prenaient de l'ampleur et de la netteté. Je n'ai de souvenir que d'une seule qui présentait la chambre à coucher du roi, vaste et majestueuse, le grand lit, les murs décorés, les meubles, mais surtout le grand espace vide tout autour du lit. Majesté et solitude : il n'y a personne dans cette pîèce, tout est comme figé dans un temps mort, et même les quelques meubles présents semblent s'être pétrifiés pour l'éternité. J'ai souvent éprouvé quelque chose de ce genre en visitant des lieux historiques, une sorte de mélancolie sans cause qui se déverse sur moi et me pousse à fuir.
Et pourtant j'y reviens toujours, comme faisait ce garçon de dix ans, revenant sans cesse à la contemplation de Versailles. Cette vie qui manque à la chose je m'efforce de la produire de moi-même, imaginant, dessinant, poétisant, puis vient un moment où l'énergie s'épuise. Il ne reste alors qu'un mausolée vide, un amas de pierres, des colonnes brisées gisant au sol, - ou la chambre désertée du roi défunt.
Je ne sais rien de plus beau que ces châteaux abandonnés à l'usure du temps, d'une beauté intemporelle, magnifiques écrins où brille pour toujours l'absence de tout joyau.