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DU VOISINAGE DE LA MORT
Lorsque je rencontrai Clément Rosset, voici quatre ans je crois, il nous conta un épisode, qui pouvait passer pour dramatique, et qui ne l'était guère. S'étant baigné dans la mer il se sentit couler sans pouvoir remonter. Un long moment se passa ainsi : plutôt que de lutter il se laissait dériver. Nulle frayeur, nulle angoisse, mais une sorte de consentement sans affect. Il savait qu'il entrait dans le royaume de la mort et ne s'effrayait ni ne se rebellait. Doucement, lentement, il s'enfonçait dans l'inconscience, lorsque soudain les amis qui l'accompagnaient se précipitèrent à son secours, et le ramenèrent sur la terre ferme. Quand il put parler à nouveau - l'inconscience avait duré assez longtemps et pouvait faire craindre des lésions irréversibles - il déclara qu'on aurait mieux fait de le laisser là où il était. Il avait déjà passé la porte, et voilà qu'on le traînait de force en arrière. Il faudrait à nouveau faire le voyage, dans quelques mois ou quelques années, et peut-être bien qu'il serait fort douloureux, alors que celui-ci, en somme, avait été très plaisant, voire délectable.
Montaigne de même nous conte ce qu'il a vécu et éprouvé à la suite d'une chute de cheval, dépeignant son état général : "mon assiette était à la vérité très douce et paisible ; je n'avais affliction ni pour autrui ni pour moi ; c'était une langueur et une extrême faiblesse, sans aucune douleur" (II, 6), comparable à "cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil".
Enfant, j'étais sujet à des évanouissements qui se produisaient toujours à l'église, comme par hasard. Debout dans la nef, je sentais bientôt une étrange faiblesse dans les jambes, un malaise, une langueur qui montait irréversiblement vers la poitrine, une sorte d'étouffement dans la gorge, la tête qui mollit, et voilà que je glissais au sol et m'étalais de tout mon long. Et là j'étais comme endormi, insensible et planant, abandonné et consentant. Mais voilà qu'on me tire, qu'on me porte dans la ruelle, on m'assoit sur une pierre, et je reprends vie, et je m'étonne d'être là, stupide et confus. - Bien sûr ce n'est pas un voisinage de la mort, ce n'est qu'un évanouissement, et pourtant cela y ressemble. Ce que raconte Montaigne n'est après tout qu'un évanouissement plus spectaculaire, avec chocs, blessures et contusions. Mais l'amollissement, la langueur, l'abandon, le laisser-aller, et finalement la glissade dans l'inconscience sont les mêmes. Différence de degré, non de nature.
Je vois en outre que tout conspire, et la morale publique, et les bonnes intentions des amis ou de l'entourage, à interdire et condamner ces expériences, du moins l'attrait que peuvent présenter de telles expériences. Les amis de Clément Rosset se sont précipités à son secours - alors qu'il ne souhaitait nul secours et qu'il voulait qu'on le laissât dériver vers la mort. Le discours commun, exaspérant à force de constance débile, est de dire toujours et partout : "ça va aller" ou "un peu de courage, voyons, et demain il n'y paraîtra plus". En toute circonstance on vous assène un devoir de vivre, obligation sourde et aveugle, inconditionnelle et impérative, quelles que soient les conditions et les situations. Mais cette obsession traduit la crainte. Il faut coûte que coûte maintenir le refoulement, qui protège de cet insupportable voisinage de la mort.
D'où les hypocrisies religieuses, morales, médicales et juridiques sur la question de l'euthanasie. Que l'on choisisse sa mort, que l'on demande assistance pour procéder, voilà qui ne passe pas. Et pourtant ! Si l'on affirme - habeas corpus - la souveraineté du sujet sur sa vie propre, il en découle la souveraineté de principe sur sa propre mort, lorsque les hasards et accidents n'ont pas opéré à sa place.
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