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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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29 mai 2020

LE COURS DES CHOSES

 

« Le cours des choses », voilà, me semble-t-il, l’expression la meilleure, la plus juste, la plus neutre possible pour dire ce à quoi nous avons affaire, en dehors de nous et en nous. Dans l’ancienne langue on entendait par « progrès » le mouvement en avant, l’avancée dans l’espace et le temps, sans connotation de valeur. Plus tard « progrès » désignera l’accroissement, le perfectionnement : l’idéologie a pris le pas sur la réalité lorsqu’on s’imaginera que l’Histoire est orientée vers une fin supérieure, vers l’accomplissement heureux de toutes les aspirations humaines. Ecartant ces fallacieuses imaginations, je voudrais revenir à la perception désintéressée du mouvement, que j’appelle le cours des choses. Le « cours », parce que tout s’écoule, que rien ne s’arrête, et que comme dit Montaigne, la stabilité apparente est encore un branle plus languissant. « Des choses », mot vague et ample à souhait, qui convient parfaitement, indifféremment, à tout ce qui existe : pragmata, tout ce qui se mouline et se produit, tout ce qui apparaît d’une manière ou d’une autre.

La meilleure illustration que j’en connaisse c’est le passage suivant tiré du De Josepho de Philon d’Alexandrie, cité par Marcel Conche dans son étude sur Pyrrhon (Pyrrhon ou l’Apparence, p 288) :

« Une redoutable incertitude et une obscurité épaisse enveloppent les choses, et nous errons, comme dans un profond sommeil, sans rien pouvoir circonscrire par la rigueur du raisonnement, sans rien saisir avec fermeté et sûreté, car toutes ressemblent à des ombres et à des fantasmes. Comme dans une procession les premiers rangs échappent à la vue en s’éloignant, comme dans un torrent les flots coulent à telle vitesse qu’ils laissent en arrière notre perception, de même, dans la vie, les choses passent, s’éloignent, et bien qu’elles paraissent se fixer, aucune ne demeure même un seul instant et ne cesse de fuir ».

Le « cours » c’est tout cela : avancée sans terme, procession infinie, écoulement perpétuel, naissance et évanescence, transformation, renversement dans le contraire, évolution imprévisible – mais rien ne signale un progrès vers le meilleur ni une dégradation vers le pire, qui n’existent que dans nos imaginations assoiffées de sens et de valeur, dans nos craintes et nos espoirs. Ce qui faisait dire à Spinoza que nous délirons en croyant savoir.

L’enjeu de cette question est bien perçu par Kant lorsqu’il se propose de voir si l’Histoire humaine est susceptible de présenter une évolution favorable selon les exigences de la Raison – un progrès, au second sens, des Lumières et de la civilisation vers une constitution politique universelle. Une telle hypothèse ne peut évidemment se prouver, Kant le reconnaît sans ambages. C’est une vue de l’esprit qui satisfait nos exigences de rationalité. Kant nous dit : c’est, ou moi, ou Epicure - pour qui la nature ne présente aucune finalité, mais plutôt le hasard des rencontres atomiques, le jeu des combinaisons aléatoires dans l’infini de l’espace et du temps. Une physique sans orientation qui affirme que le Tout était, est et sera toujours identique à soi-même, sans augmentation ni diminution. L’homme ne peut rien attendre de la nature, c’est à lui de se régler sur elle. Quant à espérer le développement d’une culture juridique et politique qui réaliserait le bonheur universel, il ne faut point y songer. - Epicure c’est l’adversaire, c’est l’impie, estimable d’ailleurs, mais qui incarne parfaitement ce que Kant ne peut ni être ni penser.

En un mot : ou l’idéologie (Kant, Hegel, Marx etc) ou la vision lucide, désenchantée, froidement réaliste. La raison, ne pouvant rendre compte de la raison des choses, se bornera à « réciter », à décrire le cours des choses, se coulant dans le mouvement, sans espoir de l’arrêter, d’en forcer ou d’en diriger la marche, se contentant de l’infléchir à l’occasion, lorsque la chose est possible, ou que la circonstance s’y prête.

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Outre Epicure, Pyrrhon ou Montaigne on peut voir aussi quelque chose de ce réalisme, sous l’angle anthropologique et politique, chez Machiavel. Quelle que soit la « virtu » du prince, il doit tenir compte de la « fortuna » qui fait et défait les pouvoirs, élevant un jour et renversant un autre. De plus il faut conduire des hommes qui « sont tous des tristes sires », dirigés par leurs passions, peu éducables et volontiers récalcitrants. Le jeu politique, comme le cours du monde, est instable, incertain, difficile et pourtant nécessaire. Rien n’indique qu’un « progrès » amélioratif soit possible, hormis quelques plages, bien rares, de stabilité politique, et qui ne durent jamais.

 

 

 

 

 

 

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