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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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4 septembre 2022

LES CHOSES SELON PYRRHON

 

"Celui qui veut être heureux, écrit Timon le disciple de Pyrrhon, a trois points à considérer :

Ce que sont les choses par nature

Dans quelle disposition nous devons être à leur égard

Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions ce qui en résultera c'est d'abord l'aphasie, puis l'ataraxie."

-  C'est évidemment le premier point, qui commande la suite, qui est essentiel, encore que très difficile à saisir. Remarquons d'emblée que le texte grec n'utilise pas le terme "être" mais le parfait du verbe phuein, naître, croître : ce qui est né, est apparu. Hopoia pephuke ta pragmata. On pourrait traduire : quelles sont les propriétés des choses (en elles mêmes). Remarquons ensuite que Pyrrhon ne dit pas les "étants" (eonta) ce qui impliquerait l'être, la substantialité, voire la permanence des "choses qui sont" - il dit "ta pragmata" qui a un sens très large : actions, affaires, événements, situations, s'appliquant dès lors à un vaste éventail de faits, naturels, circonstanciels, sociaux. Les choses, dans cette acception originale propre à Pyrrhon, c'est tout ce qui se produit (pragma vient de prattein, faire, agir) sans distinction d'origine, de forme, de classe ou de valeur. D'un certain point de vue il n'y a aucune différence entre un cataclysme cosmique, la conquête de l'Asie par Alexandre et la grippe saisonnière qui me terrasse.

Cette idée de la non-différence est le point nodal. C'est par là que la pensée de Pyrrhon se distingue de toutes les autres, de son temps et du nôtre. Voyons la suite du texte. Ces choses "il les montre également in-différentes, im-mesurables, in-décidables. C'est pourquoi ni nos sensations, ni nos jugements ne peuvent ni dire vrai ni se tromper". Ce qui  renverse notre ordinaire manière de percevoir et de penser, qui procède par comparaison, classement, abstraction et généralisation, c'est la désinvolture, l'ironie, la tranquille assurance avec laquelle Pyrrhon soutient qu'il n'existe en fait aucun critère qui permette de distinguer, de fixer des catégories, de juger. Nos jugements ne reposent sur rien (dans l'ordre de la connaissance) et ne font que valider le poids des conventions. Ainsi pour le juste et l'injuste, mais aussi, à y réfléchir plus avant, du beau et du laid, du vrai et du faux, du doux et de l'amer. Toutes ces qualifications ne font qu'entretenir l'interminable bavardage social. Lorsque le pyrrhonien parle des bienfaits de l'aphasie il ne veut pas dire qu'il choisit le mutisme, il dit qu'il n'en faut pas rajouter à la cacophonie universelle. N'ayant ni mesure ni critère pour juger de quoi que ce soit - il faudrait un nouvelle mesure pour mesurer la mesure, à l'infini - force est de reconnaître que la connaissance est impossible, et que, comme dira Montaigne, "nous n'avons aucune communication à l'être".

Non-différence dans les choses : ni être ni non-être. Mais le domaine infini des apparences, des surgissements, des tourbillons, "des choses qui se font". Oui, une certaine aphasie s'impose comme règle d'abstention différentielle : quand on n'a rien à dire la première élégance est de se taire.

 

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Commentaires
K
Merci pour ce rapprochement, tout à fait justifié, et que j'approuve
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C
Presque une réflexion bouddhique, qui d'ailleurs se conclue à la manière d'un koan! <br /> <br /> "Le Noble Bodhisattva Avalokiteśvara se mouvait dans le cours profond de la Perfection de Connaissance Transcendante ; il regarda attentivement et vit que les cinq agrégats d’existence n'étaient que vides dans leur nature propre."
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