PASSAGERETE : Sous le pont Mirabeau
Passagèreté ! Voici un terme un peu spécieux, mais expressif. Tout le monde comprend instantanément ce qu'il signifie. Mais on ne voit pas d'emblée son extension maximale. Chacun est un passager sur la barque de la vie, mais la vie elle-même est passagère, et toute chose vivante est passage.
Passagèreté exprime le caractère propre de ce qui passe, qui ne se voit guère au moment de la perception, et qui pour apparaître, demande la comparaison entre ce qui apparaissait hier et ce qui apparaît aujourd'hui. Ces rides sur le visage, cette lenteur du mouvement, cette gêne organique, mais aussi cette nouvelle intelligence des choses, tout cela n'existait pas hier, et je le vois avec évidence aujourd'hui. Et demain sera autre encore. Passagèreté.
"Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine".
La nostalgie est cette passion triste de l'attachement, qui se désole de la distance infranchissable, de l'impossibilité d'arrêter le temps, lequel nous entraîne au loin de l'objet aimé. Le temps continue de courir, mais l'esprit le refuse et se bloque. Plus qu'une banale douleur c'est une métaphysique : au delà de l'objet c'est l'hypostase de toutes nos aspirations, bonheur et immortalité, à quoi nous nous cramponnons, jusqu'au moment où l'esprit excédé d'espoir et de désespoir, finit par tout lâcher. Alors la vie psychique retrouve sa fluidité.
Passagèreté signifie la perte de nos objets d'amour, la douleur de l'insatisfaction, mais aussi la fin de la douleur. Certes non la fin de toute douleur, mais la chance d'en finir avec certaines douleurs d'attachement. Tel qui souffrait mille morts du décès de son épouse, un matin se réveille et voit qu'il ne souffre plus. C'est passé, c'est du passé. A y regarder de plus près, voilà une étrange guérison car le sujet ne revient pas du tout à la situation antérieure à la perte. L'expérience vécue n'est pas annulée, rien n'est oublié, le sujet conserve en soi l'image de l'autre, mais c'est la douleur qui prend fin. La guérison n'est pas suppression, ni refoulement, mais déplacement. Déplacement dans le temps, déplacement des affects. Retour à la plasticité, à la mobilité.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine, et le pont rompt ses amarres et va au fil de l'eau, jusqu'à la mer, et vogue et vogue à l'infini. Eh quoi camarades, allons puisqu'on ne peut qu'aller, ne faisons pas trop la fine bouche, mais allons ! Dans les profondeurs insondables rôdent d'étranges créatures, et le ciel, souvent, est lourd d'orages, mais nous, camarades, nous aimons la surface bleutée qui s'étire, et les îles, et les ports, et les avenues innombrables de terre et de mer ! Et cela nous suffit.