Du PLAISIR comme PRINCIPE
En allemand la joie se dit "Freude" - voilà qui devait ravir le cher Sigmund ! Et dessiner pour lui un certain destin, un fatum comme on dit en latin, qui signifie originellement "le dit" (de fari, dire). Les Muses, au chevet du nourrisson, ont édicté le signifiant-maître qui dorénavant guiderait les pas de l'enfant, puis de l'adulte. On se demandera si Freud saura se montrer digne de cette vocation, dans sa vie et dans son oeuvre, ce qui n'est évident ni pour l'une ni pour l'autre. S'il est bien vrai qu'elles commencent en fanfare (malgré les difficultés inhérentes à son projet de créer une science nouvelle), la suite est plus sombre : le vieil homme devra fuir les nazis en Angleterre, et l'oeuvre se teinte de tristesse avec l'énonciation de la pulsion de mort. Mais alors, où est la joie ? Je la verrai pour mon compte dans la première théorie des pulsions : voyez ce corps, bridé par la religion et la morale, corseté par la médecine, découpé en rondelles par l'anatomie, physicalisé par la physiologie, qui soudain se met à respirer, à gambader ! Corps pulsionnel, corps érogène, corps miraculé par les circuits de la libido ! Et la bouche, et tout le système digestif, et l'anus, et les zones génitales, et bientôt le corps tout entier, et la peau, et le regard, tout cela, en ordre ou en désordre, se met à vibrer, à frémir ! Joie du corps, joie hors mesure, s'écoulant, rayonnant ! Depuis Lucrèce on n'avait rien vu de semblable : le mouvement spontané du corps, et de la psyché, va vers le plaisir : voluptas gubernans ! Une nouvelle ode à Vénus résonne "scientifiquement" dans ces premiers travaux, qui ont pour titre : "Pour une théorie sexuelle".
Chacun sait nonobstant que les choses ne sont pas si simples, que nulle part, en aucun lieu, sauf peut-être pour les premiers mois de la vie, la libido ne peut, sans réserve ni contrôle, s'épancher librement. Eros, très vite, apprend à pleurer, à se lamenter sur sa liberté perdue. Freud inventera l'expression "pulsion du moi" pour désigner l'ensemble des forces visant à l'adaptation sociale, à la maîtrise des pulsions sexuelles, travail inévitable pour qui veut vivre en société et prendre la mesure de la réalité. Dès lors un conflit s'installe entre le principe de plaisir et le principe de réalité, mais, en théorie, ce conflit est gérable si le refoulement n'est pas trop massif, et si une satisfaction raisonnable est laissée aux pulsions. C'est une autre manière de rendre à la raison des philosophes, fort malmenée dans un premier temps, un certain pouvoir de gestion : volupté certes, mais dans certaines mesures, comme le voulait l'antique principe du "rien de trop". Fondamentalement Freud est apollinien, mais avec la supériorité notoire d'avoir exploré le pôle obscur de l'inconscient, auquel il n'est pas question de s'abandonner : où Cela était Je dois advenir.
Ce petit retour aux sources pour éclairer un point : en quels termes faut-il qualifier la dynamique originelle qui commande notre psyché ? Je vois deux réponses possibles : le plaisir ou la puissance. Freud, après les épicuriens, dit : le plaisir (en allemand Lust, qui signifie à la fois plaisir et désir). Spinoza, puis Nietzsche diront : puissance (conatus : effort de persévérer dans son être - volonté de puissance, affirmation des forces actives). Le freudien impénitent et quelque peu honteux que je suis, tend à suspecter dans l'idée de puissance la domination des pulsions du moi, avec un effacement relatif des pulsions sexuelles : la maîtrise, l'affirmation d'un rapport hiérachique passent au premier plan. D'où la référence à la volonté, sous quelque nom qu'on veuille l'appeler. Cela ne me convainc pas. J'y vois une construction réactionnelle, qui n'est pas sans grandeur, mais qui opère à son propre bénéfice une sorte de refoulement primaire : du fondement on ne veut rien savoir. Mais ce fondement le voici : le sujet qui serait resté fidèle aux principes premiers de sa nature, qui trouverait des conditions naturelles libres où il pût sans dommage pour lui-même et les autres exercer ses libres forces naturelles, ne se soucierait jamais d'affirmer quoi que ce soit ou de l'imposer à qui que ce fût : le plaisir lui suffirait amplement et remplirait aisément ses journées. S'il devait malgré tout se prononcer pour un voeu ce serait de conserver à jamais les conditions favorables qui lui sont échues. C'est en somme, avec révision feudienne, l'existence épicurienne.