MENAGER SES PLAISIRS : Saint-Evremond

Lu dans Saint-Evremond : "Nous avons plus d'intérêt à jouir du monde qu'à le connaître". Le terme d'"intérêt" peut prêter à confusion, car à tout prendre, il n'y a jamais rien à gagner dans cette jouissance, sauf à être partie prenante (inter-esse), à s'y engager, à s'y investir. On ne saurait accumuler les plaisirs puisque le plaisir passe selon le mouvement, qui le fait naître, durer et disparaître. Mon plaisir d'hier ne peut valoir pour aujourd'hui, et, en toute rigueur, chaque jour tout recommence. Il n'existe pas de somme des plaisirs, si ce n'est par métaphore, pour qualifier un mode de vie capable d'assurer une relative continuité des plaisirs, ce qui n'est pas toujours possible. Voilà que surgit une contrariété, une mauvaise nouvelle, une maladie, et tout l'édifice s'écroule. Il faut tout reprendre au début, dans la patience et l'incertitude.

On voit par là que le mouvement des plaisirs est fort semblable à celui des besoins : le repas d'hier ne saurait me nourrir aujourd'hui, et le bon souvenir que j'en ai ne remplit pas l'estomac. On peut s'irriter de cette dictature du besoin qui, à peine satisfait, exige à nouveaux frais un certain travail de restauration : équilibre mouvant du plein et du vide, tonneau des Danaïdes. Irrévocablement on perd ce qu'on gagne, on ne peut s'installer dans une réplétion constante et permanente. On dira : ne rabattez pas le plaisir sur le besoin, tous les plaisirs ne sont pas corporels, ils est des plaisirs de l'esprit qui sont durables, qui ne relèvent pas de cette logique du gain et de la perte. - Peut-être, mais je n'expérimente pas, quant à moi, une telle continuité, par faiblesse native sans doute, je vois que les sensations, les perceptions, les imaginations, et les idées mêmes, sont soumises au changement et à l'impermanence, qu'il n'y a pas d'exception notable à cette loi du mouvement universel, que si j'ai quelque plaisir, il est évanescent, et que le déplaisir, peu ou prou, l'accompagne toujours, soit avant, soit après. "Nous ne goûtons rien de pur", il faut s'y résoudre.

Saint-Evremond écrit : "la sagesse nous a été donnée principalement pour ménager nos plaisirs ; toute considérable qu'elle est, on la trouve d'un faible usage parmi les douleurs, et dans les approches de la mort". Cette phrase marque les limites de la sagesse, ainsi que la règle de son usage : "ménager" gérer, conduire, diriger comme on fait d'un ménage, avec circonspection et économie. Ce que les Anciens appelaient la prudence (sophrosunè). Ce qui fait l'originalité de la position de Saint-Evremond c'est que la connaissance y a fort peu de part, en quoi il se sépare des courants dominants de la philosophie. L'homme, face au destin, considéré en soi-même, n'a d'autres ressources que cette humble intelligence pratique qui lui permet de gérer plaisir et déplaisir dans leurs rapports nécessaires.

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Saint-Evremond est un des représentants notable du courant libertin du XVII éme siècle.

Comments

[GUY KARL]

Merci pour la citation. J'observe que ce verbe "ménager", qui était fort riche de sens et de nuances autrefois, s'est dégradé singulièrement depuis lors.

[Gorlium]

Voilà un "philosophe" bien pragmatique : la sagesse ne fait qu'accommoder ce qui va bien et n'est que d'un piètre secours quand ça va mal... Bref, ce n'est pas la sagesse, ou alors elle est impossible, illusoire ou n'existe pas... Le mot ménager se trouve aussi dans une maxime célèbre de La Rochefoucauld : "Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, un ménagement réciproque d'intérêts, qu'un échange de bons offices..." Au XVII siècle, il fallait savoir ménager son monde !

Très bon texte !

[Schiffter]

Saint-Evremond, encore un penseur du Grand Siècle qui surclasse les Lumières.