"JE ME SUIS CHERCHE MOI-MEME" Héraclite
Sur le fronton du temple à Delphes figure la sentence fameuse : "Connais-toi toi même et tu connaîtras l'univers et les dieux". Héraclite, autour des années 500 avant notre ère, écrit : "Je me suis cherché moi-même". (edizesamen emeouton). Dizemai : chercher à savoir, interroger l'oracle, enquêter. Tout oracle est une énigme. Héraclite se propose de relever l'énigme, et de répondre à la question : qu'est-ce que l'homme ? Et pour y parvenir il veut examiner sa propre nature, savoir en quoi il est homme. L'homme est homme par son accès au Logos, langage, discours, parole de vérité. "Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours (logos) conviennent que toutes choses sont un". Le Logos n'est pas la propriété d'un individu particulier, il est ce qui permet de dire l'unité de "toutes choses", unes dans leur contrariété même. Le propre de l'homme-philosophe sera de se hisser au niveau de cette exigence : dire l'universel en partant du particulier. Héraclite découvre la tension fécondante qui fait que l'homme est homme : il est bien sûr le membre d'une collectivité, il a reçu une éducation, il a été formé ou déformé par l'héritage commun, mais il ne saurait se satisfaire d'un statut particulier, d'une existence réduite à la conformité sociale : étant homme il aspire à la connaissance, ne devenant soi que par la connaissance : se connaître soi-même, et l'univers et les dieux, oeuvre du Logos.
Ce terme de "connaissance" peut préter à confusion : il ne saurait s'agir d'une connaissance exacte et objective, comme se propose de faire la science moderne. C'est plus simplement la connaissance de la place qui revient aux divers êtres dans la législation du Tout (l'univers comme totalité englobante). Se connaître soi-même c'est se savoir accordé au Tout, comme élément de la totalité - et d'autre part séparé des dieux, dont la puissance et la gloire excèdent à jamais ce que peut être et faire l'humain. C'est reconnaître la mortalité comme mesure commune de l'humanité, par quoi ils ne sauraient jamais rivaliser avec les dieux incorruptibles et immortels. C'est le sens profond de la Moira : la mesure allouée aux uns et aux autres, mesure différentielle et statutaire. "Rien de trop", l'adage fameux et canonique, signifie : ne rivalise pas avec ce qui te dépasse selon la mesure, évite la démesure qui mêle et confond les genres. C'est cela qui est à connaître : la double détermination qui te soumet aux lois de nature (la totalité) et le principe de différenciation des genres, mortel et immortel.
Le principe delphique du "connais-toi toi-même" n'a rien de psychologique, c'est une injonction métaphysique. Elle exprime l'essence du Logos comme loi de la parole : parler c'est consentir à se situer dans un ordre qui n'est plus le simple régime de la nature, qui implique une distanciation par rapport aux impulsions de nature, qui situe l'humanité dans l'ordre de la loi : "connais-toi toi-même", et te re-connaissant comme être mortel, agis ton être dans l'espace intermédiaire entre l'univers et les dieux.