La FENDAISON de l' EVENEMENT
La blessure, c'est le temps.
J'ai imaginé un nouveau concept : la fendaison de l'événement, pour signifier cette occurence, apparemment extérieure, par laquelle le moi se voit fendu par l'événement. Il n'y a qu'un seul événement, tous les événements se ramenant essentiellement à une seule et même expérience, cette soudaine, imparable, imprédictible blessure, qui, si elle apparaît à un moment précis du temps, particulièrement vive et signifiante, réveille toutes les blessures anciennes, fait série, et se précipite dans l'intuition d'une vérité décisive. L'événement est à la fois historique et transhistorique : il ne fait que révéler ce qui a été, ce qui est, et qui sera. La fendaison est ce processus dans le temps qui met du temps à se révéler, et qui, une fois assumé, se formalise dans l'énonciation de la vérité. "La blessure était là avant moi, je suis né pour l'incarner".
En ce sens le temps est le maître, ou si l'on veut la figure du destin.
On pourrait opposer Chronos, figure du temps mesuré et mesurable, celui de la destinée humaine, mais aussi de toute chose existante, éphémère et transitoire, à l'Aïôn, la durée infinie sans commencement ni fin. Chaque existant est soumis à Chronos, se développe et périt dans Chronos. Il émerge de l'Aïôn et retourne à l'Aïôn (Anaximandre dirait plutôt l'apeiron, mais cela ne fait guère de différence). L'Aïôn, comme tel, est impossible à saisir, à expérimenter, il s'exprime dans l'éternelle production-destruction des existants particuliers, dans leur finité indépassable, sans s'épuiser dans leur apparaître-disparaître, mais créant indéfiniment des formes nouvelles, qui passent et trépassent. "Impermanence", dirait Bouddha, laquelle prend dès lors une signification forte : rien ne dure dans ce monde, tout passe, tout change et se transforme. Nul point fixe, nul référent extérieur, nulle substance stable, nulle immortalité, nulle divinité, nul échappatoire.
Lacan disait : "désêtre"", terme qui marque bien la chute hors de l'imaginaire (moi substantiel) dans l'assomption du fini. Et encore : "destitution subjective", acte d'humilité par lequel on assume la mortalité. Le mouvement de vérité, dans le psychisme, va de l'illusion d'intemporalité à l'assomption du temps. Mais structurellement, ontologiquement si l'on veut, le temps est antérieur, contemporain et postérieur, il est le fait par excellence, loi du réel. C'est la fendaison de l'événement qui nous ramène de l'imaginaire au réel. C'est alors que, spéculativement, Chronos se dissout dans l'Aïôn, de la même manière que le corps se dissout dans le mouvement universel, et avec lui la pensée, dont restent éventuellement quelques traces fugitives, dans des oeuvres également destinées à la désagrégation.
Le fameux "parinirvâna" de Bouddha, nirvâna sans reste au moment de sa mort, signifierait, de ce point de vue, la désagrégation intégrale et définitive de toute attache, la fin du Chronos personnel, et la dissolution dans l'Aïôn. Ce qu'on appelle nirvâna ne serait alors, dans certains moments de clarté exceptionnelle, que l'anticipation de cet ultime événement, qui abolit à jamais tout événement.