REVERIE ANTESEXUELLE (2)
De plus en plus je me découvre hostile, irréconcilié à l'égard des positions fondamentales de la psychanalyse freudo-lacanienne. C'est une méthode, rien de plus. Mais l'impétrant est toujours tenté d'ériger en dogmes certaines idées qui ne sont que des hypothèses, remplaçant ses anciennes croyances par de nouvelles, ce qui ne change pas grand chose à la structure de fond. De la sorte naît un nouveau dogmatisme, dont il importe de se libérer au plus vite. La liberté véritable ne se donne qu'à celui qui rompt avec toutes les positions dogmatiques, considérant les théories, auxquelles il a adhéré, comme des échelons qu'il lui fallut gravir, nécessaires un temps, puis abandonnées, pour parvenir au sommet.
On décline habituellement la série des objets pulsionnels comme suit : le sein, les fèces, l'enfant, le pénis, le regard, la voix. L'objet est un morceau détachable du corps, objet partiel auquel s'attache la pulsion, et qu'il fait jouer dans l'érotisme et dans les fantasmes. Fantasmer c'est isoler un objet dans la représentation et le faire jouer de toutes les manières pour en tirer du plaisir. Pour le vérifier il suffit de se laisser aller à ces rêveries où se complaît tout un chacun dans ses moments intimes de délassement, observant les glissements des robes, l'efforescence d'un sein dans les plis soyeux d'une colerette, la jambe, comme un petit animal sauvage jailli d'un fourré, etc. A chacun son petit jeu voyeuriste ou exhibitionniste, prélude bien connu à toutes les avenues du désir. Tout cela marche assez bien pour comprendre les déplacements, métaphores, concaténations signifiantes, comme on dit, à savoir les processus primaires de l'inconscient. L'analyse débute tambour battant. Puis vient un moment où tout se fige. La machinerie tourne à vide. Rien ne se passe. Cette joyeuse sarabande des objets et de leur déplacement métonymique, ce pétillant furet de la danse ne produit que de la répétition sous le masque freluquet de la variété. Même le fantasme, dont on attendait quelque révélation secrète et fondamentale, ne fait que ressasser la même antienne. Que faut-il penser ? "Analyse interminable" constatait, amer, le père fondateur.
Je me demande souvent s'il ne faut pas revoir la liste des objets partiels, et plus encore, en changer la définition : pourquoi soutenir que l'objet partiel est un objet détachable du corps, fruit d'uné découpe imaginaire, qui en autorise le maniement fantasmatique ? Ce qui me sidère c'est l'absence, dans cette liste, du sexe féminin, à croire qu'il n'existe en aucune manière dans la psyché. En fait le vagin appartient plutôt à la série des "objets" orificiels, trous du corps pulsionnel, comme la bouche, les narines, les yeux, les oreilles et l'anus. On peut rêver toutes sortes de rapports entre les objets détachables et les zones érogènes, comme le ein et la bouche, dessinant ce qu'Aulagnier appelait des crytogrammes, mais les combinaisons en sont variables, nullement imposées par une loi de nature. C'est là qu'intervient l'érotique, et sa riche histoire culturelle. Mais alors, quelle différence entre objet détachable et objet creux, s'il s'agit toujours encore et partout du mouvement pulsionnel, et de la recherche du plaisir? On peut, sans conteste, établir une équivalence entre eux tous, et les élever tous à la dignité d'objet, également appréciables selon le goût de chacun. En tout cas cette considération met fin à la scabreuse théorie des "stades objectaux" - dont la finalité cachée, mais plus qu'apparente, est d'établir la supériorité du pénis, abusivement élevé au statut de phallus.
On dira peut-être que tout enfant fait tardivement la découverte du sexe féminin, alors que le masculin se voit et se touche. Mais est-ce bien sûr ? Peut-être faut-il distinguer deux états de la même réalité : le sexe féminin "tardif", celui qui se découvre comme signe de la féminité, pour la fille comme pour le garçon, le vagin - et, d'autre part le sexe maternel interdit, la matrice originelle, demeure habitée, premier séjour, séjour anhistorique, irrévocablement perdu à la naissance. Il ne peut faire de doute que le souvenir inconscient de cette période continue d'habiter la psyché, façonnant certaines rêveries, inspirant certaines oeuvres, nourrissant inlassablement la source intarissable des fantasmes. Il suffit de constater, à titres de preuve, la prégnance des formes rondes, circulaires, enveloppantes dans l'architecture, les cavernes et grottes qui hébergèrent les premières cultures humaines, cryptes, ermitages, sanctuaires, lieux clos, retournés vers le dedans, abris temporels et spirituels de l'humanité traditionnelle. (Voir "Bulles" de Peter Sloterdijk).
Bien sûr, cette tendance régressive se voit fortement combattue par le social et la morale, ou exilée aux franges sous les dénominations ambigües du mysticisme. Que recherchaient donc ces ascètes, anachoreutes et autres, vivant d'eau et de racines, sous les arbres des forêts, gelant en priant au fond de leurs cavernes obscures ? On a bien du mal à comprendre, sauf si on fait, par l'esprit, retour aux plus anciennes traditions de l'humanité, que l'on cherche en soi-même l'énigmatique fondement de la vie. Consulter les vieux sages est une belle et noble tâche. Par exemple, que dit Lao-Tseu ?
"Atteins à la suprême vacuité
Et maintiens-toi en quiétude.
Devant l'agitation tourbillonnantes des êtres
Ne contemple que leur retour".
L'ancienne sagesse savait quel était la loi universelle des êtres : naître et mourir, sortir et rentrer, le berceau et la tombe. Peut-être, mais cette idée paraîtra effrayante, insoutenable, horripilante, que le vrai désir de l'homme, une fois démasqués les faux, les apparents, les tonitruants désirs de l'immédiateté, serait de "revenir au plus vite au lieu qui nous porta" - comme le dit le Silène dans Sophocle, et que tous les discours savants ne font au plus que retarder l'accès à la vérité.
Reste à savoir : une fois cette vérité découverte, que faire ? Faut-il précipiter le terme, réaliser directement ce désir de mort, fuir dans l'Hadès comme on fuit sa propre ombre menaçante ? Tous les sages du passé déconseillent de suivre cette tentation. Pourquoi se hâter ? On demande un jour à Thalès ce qu'il pense de la vie et de la mort. - "C'est la même chose" répond-il. "Mais alors, pourquoi ne quittes-tu pas la vie au plus vite ?" - "Parce que c'est la même chose".
D'une certaine manière, s'il est une sagesse, elle serait une sorte de dépouillement qui nous ferait vivre morts dans l'état vivant, je veux dire, une non-participation au tumulte du monde, un déplacement au delà des frontières, dans un no man's land agreste, peuplé d'herbes sauvages et de roses, d'oiseaux, de biches et de renards, nobles compagnons de l'anachoreute amoureux de la lune, de ses lueurs pâles à la surface des eaux. Quelques visiteurs, de ci de là, quelques coupes de vin lentement bues, des poèmes récités dans le rose du crépuscule, une vie sans lustre à l'orée de la vie, dans ce petit écart qui à peine sépare la vie de la mort.