ELOGE d' HYPATHIE - l'animus féminin
Voici une femme exceptionnelle à tous égards : fille du mathématicien Théon d'Alexandrie, elle fait voeu de philosophie, consacre sa vie à la connaissance des mondes, enseigne, réforme les esprits, témoigne de la vérité par la rigueur de sa vie et de sa pratique. Son intransigeance lui vaudra la haine des Chrétiens, qui finiront par la massacrer, la dépecer, la démembrer, exhibant par la rue les pièces sanguinolentes de son corps. Sans commentaire.
Réfutant Ptolémée qui croyait encore au mouvement circulaire des planètes, elle aurait découvert, entre autres, le mouvement ovale, préfigurant de plus de mille ans la grande révolution astronomique de la Renaissance. (Dans un péplum espagnol de grande facture, "Agora", on voit Hypathie, sous les traits aériens de Rachel Weisz, dessiner la nouvelle carte du ciel, dans le sable de son école, avec une ficelle et un bâton).
Elle était et resta vierge. Un de ses disciples, transi d'amour, la poursuivant de son ardeur, elle lève brusquement sa tunique, arrache le linge menstruel d'entre ses jambes, l'exhibe sous le nez du malheureux, en lui disant : "C'est donc ça que tu veux?"
Hypathie était une de ces femmes plutôt rares qui ne s'ébattent pas dans les avenues d'Aphrodite. Fille de son père mathématicien, elle l'est jusqu'à l'identification. Comme Athéna, née du crâne de Zeus, ou Artemis, farouchement hostile au sexe, elle incarle l'idéal de l'animus féminin : sa passion c'est le Logos, en face duquel Eros fait pâle figure. Il est vrai qu'Hypathie est marquée, faut-il s'en étonner, par la tradition platonnicienne et plotinienne. Pourtant elle ne jouit d'aucun prestige auprès des sectateurs chrétiens : pour ceux-là c'est le Christ ou la mort, ce qui ne va pas sans nous suggérer, aujourd'hui, quelques ressemblances troublantes. Il faut croire que les religions monothéistes, décidément, sont, dès le principe, impérialistes et exclusives, et que seule une longue évolution, une longue critique, peuvent les mener vers une certaine accomodation et tolérance. Nous avons oublié un peu trop facilement les siècles de fanatisme, les victimes de la Très Sainte Inquisition, les malheureuses conduites au bûcher au motif de sorcellerie et de fornication satanique, les expéditions contres les Cathares et autres schismatiques du Moyen Age et des Temps Modernes. Triste histoire, qui fait douter de la santé mentale de l'humanité. Il est vrai qu'un Nietzsche a déclaré, je ne sais plus où, que l'histoire de l'humanité relève de l'asile psychiatrique.
Animus féminin, disais-je. Inversion assez curieuse, rare au demeurant, qui fait à certaines femmes préférer le pôle masculin de la psyché, alors que tout les incite, et l'anatomie, et la tradition culturelle, et le poids des normes sociales, à développer leur être dans l'univers d'Eros, à cultiver l'amour : "la grande passion des femmes, disait Molière, est d'inspirer l'amour ". Inspirer, mot admirable : s'ébattre dans les attentes, les joies et les douleurs d'amour, le provoquer chez autrui, s'y adonner soi-même avec toute l'ardeur de l'espérance, en vivre et en mourir. Lorsqu'Hypathie exhibe ce torchon menstruel, elle commet une sorte de sacrilège, présentifiant d'un geste cruel ce qui fait l'envers "honteux" mais très naturel, obscènement naturel de la passion. L'amour c'est ça aussi, et après cela, comment idéaliser le corps féminin ?
Il y a de la cynique dans ce geste : aux sortilèges de la passion opposer la loi de nature, à l'idéal le réel, au mensonge le vrai. Cela dit, la médication est amère. J'aurais aimé savoir ce qu'est devenu notre amoureux, et son amour, après un telle leçon de physiologie. Il est vrai aussi que nos Antiques n'avaient pas notre culte romantique de l'amour fou, qu'ils le considéraient plutôt comme une maladie de l'âme, estimant qu'une solide relation sexuelle nous déchargeait à jamais des misères de la passion. Il faut relire le troisième livre de Lucrèce sur l'esclavage passionnel, ou encore Marc Aurèle, disséquant en pensée le corps d'une belle pour se libérer de l'attachement. Le geste d'Hypathie relève de cette logique, mais avec un tranchant de cruauté qui nous laisse pantois.