NATURALISER la CULTURE
Naturaliser l'art et la culture.
Je ne prétends pas nier le caractère spécifique de la culture, mais relativiser : la culture n'est pas la simple nature, elle introduit une nouveauté irréductible qui tient à l'émergence de la fonction symbolique dont le langage humain est la manifestation patente : il transpose la sensation et l'affect dans une idée abstraite qui généralise l'expérience individuelle et subjective en métaphore linguistique, ouvrant l'immense champ des combinaisons de signes à la communication conventionnelle. Un nouveau monde s'élabore, qui se superpose à l'ordre naturel, et le modifie également par effet rétroactif. L'instinct est remodelé par l'institution, qui s'y substitue en grande part, mais sans jamais l'effacer totalement. L'artifice organise le naturel en le transposant dans un cadre socialement normé, comme on voit dans la pratique culinaire, où l'acte de manger, naturel par essence, est culturellement transformé en rite. Mais au total il s'agit toujours de se nourrir, même si c'est d'une manière inconnue de l'animal. La culture n'efface pas la nature, mais en complexifie les conditions et les modalités. De même pour la sexualité, la sociabilité, la hiérarchie, la prise de décision et les autes manifestations culturelles.
La culture est une émergence de nouveauté, comme est la molécule par rapport à l'atome, le corps organisé par rapport à la masse moléculaire, la vie par rapport à la matière minérale, l'animal par rapport au végétal. Dans la gigantesque aventure de l'univers des complexités créatrices ont surgi d'organisations plus rudimentaires, ouvrant de nouvelles possibilités, plus riches, plus inventives, mais aussi plus fragiles. La culture est de ce point de vue la dernière création en date, du moins dans ce que nous savons de l'univers. La nature est inventive, poiétique, artiste : nous sommes bien loin du schéma mécaniste qui n' y voyait que régularité, répétition et prévisibilité.
Dés lors rien ne nous empêche de considérer la culture comme une émergence de la nature, sa dernière oeuvre connue, renouant avec l'idée spinozienne : "l'homme n'est pas un empire dans un empire". La culture, en dépit de son originalité indiscutable, est encore une émanation de la puissance créatrice de la nature, infiniment complexe, et infiniment vulnérable. Parodiant Pascal nous pourrions dire : un vent, un souffle même pourrait la réduire au néant. Mais aussi, rien n'empêche d'imaginer d'autres créations futures, ou ailleurs, vue l'immensité de l'univers, ou des univers, dans l'espace et le temps. Gardons-nous de nous considérer comme l'achèvement de l'histoire, le but ultime, ou le dépositaire exclusif du Sens - figure aliénée et pitoyable de la divinité.
Armés de cette modestie nouvelle nos pourrons considérer tout autrement les merveilles d'organisation des végétaux et animaux, leur incroyable inventivité dans la défense et l'attaque, la conduite vitale et relationnelle - non pour en tirer je ne sais quelle sotte "religion de la bête" - mais pour relativiser nos propres découvertes, et en mesurer la précarité. Après tout, seul l'homme, à ma connaissance, travaille aussi ardemment à sa propre annihilation, accumulant toutes les recettes imaginables pour rendre sa vie impossible. Il y a là une énigme psychologique, voire anthropologique : quelle est donc cette étrange espèce, qui au nom d'un progrès illimité, en vient à ruiner les fondements mêmes de son existence? Il faut croire que la pulsion de mort nous hante et nous travaille de l'intérieur comme un cancer inexpugnable.
"Ce que désire l'homme, c'est l'enfer". Ma foi nous y travaillons assez bien.