UN BIEN IMPERISSABLE ? - Spinoza
"Je résolus enfin de chercher s'il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l'âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine". C'est dans ces termes que Spinoza définit son projet philosophique, aprés avoir expérimenté la déception que procurent les supposés biens qui excitent ordinairement la convoitise, comme les plaisirs des sens, la richesse et la renommée.
Un bien qui soit véritable et non frelaté, qui se puisse communiquer, qui détourne des autres biens, et qui assure "une éternité de joie continue et souveraine". Voilà qui m'interroge : n'est-ce pas là rechercher l'impossible ? N'est-ce pas se condamner, dès le début, à un échec, d'autant plus douloureux encore que le désir est fort, la démarche exclusive ?
La formulation elle-même invite à convoquer la tradition religieuse pour laquelle seul Dieu est vrai, éternel, source unique de la plus haute joie. Mais on peut y voir aussi un écho de la philosophie antique : le philosophe est invité à se détourner des faux biens pour se consacrer à la recherche du Souverain Bien, même si par ailleurs les écoles divergent sur la définition de ce Souverain Bien. Mais peut-être faut-il se dégager de ces références, supposer que la formulation classique dissimule un projet tout différent, que les termes utilisés sont des approximations, voire des masques métaphoriques. Le discours traditionnel doit être réinterprété.
Je remarque d'abord que dans le cours ordinaire de la vie il n'existe aucune satisfaction continue, et qu'il n'existe aucun moyen, hormis la chute définitive dans le délire de l"imbécile heureux", de s'assurer d'une telle satisfaction. Même le fameux Souverain Bien des philosophes relève du voeux pieux, ou de la menterie. Ce que nous expérimentons c'est la variation des conditions et des humeurs, des hauts et des bas, des succès et des échecs, et je ne vois pas comment il en pourrait aller autrement. Même le simple bonheur humain semble se dérober à la prise.
Il faut en conclure que ce bien dont parle Spinoza se situe à un tout autre niveau : peut-être faut-il penser qu'il puisse exister en même temps que l'incertitude et la variation notées plus haut, comme si l'esprit pouvait se rapporter à la pensée du bien véritable alors même qu'il est affecté, comme pour tout un chacun, par les aléas du monde et de la psyché. Le bien véritable ne sauve ni ne libère des affects, mais il se maintiendrait comme un ciel serein au dessus des flots.
On sait que pour Spinoza l'accès à la joie se fait par la connaissance de Dieu comme Nature : deus sive natura. L'esprit est invité à renaître dans un processus de reconnaisssance de soi dans la connaissance de la nature éternelle. C'est la connaissance du "troisième genre" où les choses sont connues sous les espèces de l'éternité.
A l'identité empirique prise dans les réseaux des causes et des effets, affectée de mille manières selon l'ordre des causalités, s'opposerait une identité autre, par laquelle le sujet pensant se comprendrait comme une nécessité incluse dans la nécessité universelle, par où il peut affirmer : "nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels" - éternels et non immortels, ce qui serait une regrettable confusion. En tant que mode fini l'homme naît et meurt, mais par sa pensée il se rapporte consciemment à la nature éternelle, et par là il peut vivre la plus haute joie.
Une petite confession personnelle pour finir - car enfin pourquoi la philosophie si ce n'est pour expérimenter librement et dûment - il m'arrive de penser ainsi, comme Spinoza nous y invite. Mais je ne puis m'y maintenir bien longtemps. C'est trop demander, et trop faire confiance à la pensée, selon moi. Quelquefois c'est l'émotion, et l'émotion esthétique au premier chef, qui me semble ouvrir les portes d'un monde immense, éternel et insondable. Alors ce n'est pas dans le plein d'une intuition totale que j'entrevois le réel, mais tout au contraire dans cette béance ouverte dans le moi, trou du réel, par où filtre une étrange lumière.