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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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5 novembre 2013

De l' EXCEDENT PULSIONNEL : dépense et sublimation

 

 

Dans la longue histoire de l'Occident le "moment épicurien" représente peut-être la dernière phase d'équilibre dans un processus général d'intensification, qui des anciennes civilisations respectueuses de la vie naturelle mène par degrés à l'exploitation, à l'"arraisonnement" méthodique et planétaire de la nature. Dans Epicure, pour la dernière fois, l'homme se pense et se propose de vivre dans une relation harmonique et heureuse avec le Tout : le seul projet qui tienne, et qui soit réalisable, c'est de revenir aux fondamentaux de la vie, à l'économie des besoins, à la gestion paisible des ressources biologiques et psychiques, dans le souci d'équilibre entre la tension et la détente, le plaisir étant la marque sensible, et le bénéfice inconstestable d'une réduction des affects. "Vivre selon la nature" c'est ramener le désir aux nécessités naturelles, aux besoins de conservation et de sociabilité. Sont exclus les désirs non naturels et non nécessaires, comme marques de l'ubris, opinions vaines d'un esprit déréglé qui s'exalte et s'emporte dans une frénésie de pouvoir et de jouissance sans limites. Mais la difficulté surgit aussitôt : si les hommes sont portés à ces régrettables excès, et cela se vérifie partout, il faut bien admettre qu'il y a dans la nature de l'homme quelque chose qui le mène hors nature, et qui pourtant ressortit de sa nature. La nature de l'homme excède le naturel, le précipite dans la passion de conquête, de pouvoir et de jouissance illimitée. Il ne suffit pas d'en appeler à la raison pour rectifier ces comportements et ramener les hommes à l'éthique de la vie saine et heureuse. Croyant analyser la nature telle qu'elle est, dans sa vérité manifeste, l'épicurisme ne fait que dresser le tableau d'une nature "épicurienne", conçue et dépeinte sur mesure par l'idéal épicurien.

Il faut, à nouveaux frais, interroger le dispositif pulsionnel, sans quoi toute cette affaire restera totalement obscure et inintelligible. On peut imaginer que si les pulsions sont pour l'essentiel conservatrices, travaillant au maintien de l'équilibre organique dans un milieu donné - ce qui correspondrait en gros aux pulsions du moi, lequel se satisfait parfaitement du programme épicurien - on peut supposer qu'il existe une autre tendance qui travaille obsurément et fanatiquement à un "plus" - plus de puissance ("volonté de puissance"), plus de jouir, accroissement illimité, tendance à l'infini, soit comme pulsion de domination, ou comme pulsion de mort. Au fond l'homme ne se satisfait guère de la simple conservation de la vie et c'est à grand peine qu'il renonce à ses rêves de grandeur, à l'illimité de ses désirs. C'est d'ailleurs ce que soulignait Epicure lui-même, lorsqu'il note que c'est l'illimité qui est au coeur du désir perverti, et qu'il s'agit de ramener à la limite. Le fait est qu'il y aurait un excédent pulsionnel, excédent par rappoort au simple souci de conservation, et que c'est dans cet excédent que se manifeste l'originalité humaine, en meilleur et en pire.

Cet excédent s'exprime de quatre manières principales.

D'abord le gaspillage des forces et des ressources dans des entreprises gratuites et ludiques : les fêtes, les jeux, les sacrifices, divertissements, sports, parades et dépenses festives. Economie de la dépense : voir Georges Bataille.

La destructivité pure : guerres inutiles et coûteuses, nihilisme agressif, conquêtes sans lendemain, ruines et saccages. Pensons à l'incroyable déferlement des Mongols sur les plaines d'Asie et d'Europe.

Les sublimations culturelles : poésie, arts, science, philosophie, où les pulsions sont converties vers des buts sociaux ou artistiques, avec gain de plaisir et compensations à la douleur d'exister.

Enfin, et c'est le plus préoccupant, dans une extension progressive de la sphère du travail, depuis les premiers progrès techniques jusqu'à la mobilisation générale et planétaire des activités de production au service du capital, entendu ici comme logique universelle de la domestication de la nature : "devenir comme maître et possesseur de la nature" (Descartes).

Où nous mènera cette psychose de l'exploitation universelle, je l'ignore. Il s'est trouvé un auteur pour célébrer le travail comme expressif de l'humanité en son essence conquérante, mais j'imagine volontiers un Epicure riant aux éclats à l'écoute de cette énormité - qui de nos jours ne surpend plus personne tant nous avons intégré l'idée que c'est par le travail que l'homme se réalise dans son humanité. Pour en rire, ou en pleurer, il suffit de nous rappeler l'inscription au portail d'Auschvitz : "le travail rend libre".

L'excédent pulsionnel, en voilà donc les manifestations visibles et indiscutables. C'est un terrible problème, car si nous lui devons l'art, la science et la beauté, nous lui devons aussi la guerre de tous contre tous, la domination, la servitude, le pouvoir, la folie de l'illimité, et l'horreur incommensurable de l'histoire humaine.

Pour tout résumer, citons Lacan : "Ce que l'homme désire c'est l'enfer". Il remarquait tous les jours que les hommes ne désirent ni la paix, ni le bonheur, ni la sécurité, ni l'harmonie, et que tous leurs efforts consistent à ruiner l'ordre et la paix, qu'en un mot quelque chose d'obscur et l'imparable les pousse à préférer le chaos à la simple conservation de la vie, et que les biens - que par ailleurs chacun prétend rechercher - sont régulièrement sacrifiés à "l'enfer" du désir inconscient.

Mais alors? Pourtant Epicure a raison, sauf qu'il n'a pas les moyens de son programme. Il ne suffit évidemment pas d'en appeler à la puissance de l'entendement pour règler les passions ("La philosophie est une discipline qui par le raisonnement travaille à la vie heureuse"). La société politique, à cet égard, agit de manière ambiguë, réprimant d'un côté, et intensifiant de l'autre, détournant l'énergie au service du capital et du programme de mobilisation planétaire. Relire là dessus le magnifique "Malaise dans la culture "de Freud, outre Marcuse et Sloterdijk.

Je ne me poserai pas, comme Nietzsche, en "médecin de la civilisation", estimant que les évolutions sociales ne relèvent guère de la pensée des philosophes. A titre privé je m'interroge : que faire de l'excédent pulsionnel? Clairement, il faut choisir. Gaspiller, un peu - c'est bon pour la santé, c'est bon pour le moral - et puis sublimer, écrire, lire, parler, converser, réfléchir, contempler, méditer. Bref, c'est encore et toujours le projet épicurien : vivre, rire et philosopher.

 

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