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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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30 septembre 2013

Petite MEDITATION sur HADES

 

 

      Le réel est ce trou aux bords perlés qui appelle et repousse.

      Perséphone et Hadès, noirs et superbes, interdisent la porte.

      Nul ne franchit le seuil sans être pétrifié.

 

Elis était la seule ville en Grèce qui eût un temple d'Hadès. Ce dieu terrible que par dérision on appelait Plouton, le riche parce qu'il était riche de toutes les âmes des trépassés, faisait l'objet d'un culte indirect, souterrain en quelque sorte, à la différence des autres dieux qui étaient célébrés ostensiblement et très officiellement dans toutes les villes du monde habité. La cité d'Elis était remarquable par cette exception significative, et jouissait d'un statut exceptionnel en tant que conservatrice et animatrice du site d'Olympie où se déroulait, comme on sait, les Jeux qui attiraient tous les quatre ans les athlètes de toutes les régions helléniques. Elle eut l'honneur supplémentaire de donner le jour à notre éminent Pyrrhon, qui, après son périple oriental en compagnie d'Anaxarque et d'Alexandre, fut accueilli comme un héros, puis élu prêtre du temple d'Hadès.

Cette charge était essentiellement honorifique. Le temple n'était visité par la foule qu'une seule fois par an, lors de la fête du dieu. Mais elle assurait prestige et revenu à son "thérapeute" - terme qui désigne originellement "celui qui prend soin du dieu". On se demandera longtemps comment Pyrrhon pût accepter cette charge qui semble si éloignée de l'"adiaphoria" que professait notre philosophe. Mais, à tout prendre, pourquoi non plutôt que oui, d'autant que la symbolique d'Hadès correspondait assez bien aux vues pyrrhoniennes, s'il est patent que toutes choses "ne sont pas plus qu'elles ne sont pas", que l'impermanence et la fugitivité sont au coeur du réel, en sont la marque  par excellence. Toutes les choses sont comme les feuilles qui poussent au printemps et tombent à l'automne, et la vie, sous toutes ses formes, en manifeste l'évidence. Toute vie se déploie sous l'aplomb de la mort, qui en est la secrète loi. Hadès préside officiellement aux Enfers, mais il est bien le roi sur la terre, la mer, et dans les airs, ramenant au néant le plus puissant comme le plus démuni.

On aurait tort de sous-estimer cette dimension de lucidité qui donne à la beauté grecque, à l'humanité grecque son caractère propre : ce n'est nullement de la mélancolie, car les Grecs aiment la vie, comme en témoigne Homère faisant dire à Achille qu'il aimerait mieux être un pauvre laboureur vivant qu'un roi présidant aux ombres de l'Hadès. Mais cet amour de la vie, si intense, si violent, inconditionnel et absolu, est un amour lucide. On aimera d'autant plus que l'on sait l'objet d'amour suspendu dans le vide, d'autant plus beau qu'il est déjà menacé de ruine, que toute vie est sursis, que la mort, obscurément, trace son sillon de cendre dans la spendeur des joues et des lèvres adorées. Et que soi-même, en dépit d'être aimé, on échappera à l'étreinte de la bien-aimée.

La fameuse phrase du Silène déclarant que "le mieux est de n'être pas né et que le mieux que l'on puisse faire est de retourner au plus vite au néant d'où l'on vient" est une exception notoire dans la littérature grecque.  Voyez comment Epicure raille celui qui tient de tels propos : "et pourquoi ne quitte-t-il pas la vie si la vie lui est source de peine?". La mélancolie est l'effet de cette stupeur qui saisit l'homme découvrant la précarité universelle, et l'art est ce contredépresseur qui nous en guérit sans supprimer la cause. Car la cause est sans remède. Seul notre êthos, notre style de vie, celui que nous opposons à l'inéluctacle peut nous guérir.

Nous guérir sans nous sauver.

On se demandera si les héros d'Homère, si friands de gloire, si méprisants de la mort, avaient conscience de la mort, s'ils ne se jettaient pas dans les combats pour s'étourdir et s'aveugler, s'ils ne se croyaient pas, au fond, immortels comme leurs dieux. Mais voyez Hector, sachant la fuite impossible, sachant qu'il n'en réchappera pas, embrasser sa femme et son fils, et descendre lentement vers la plaine, le coeur déchiré, mais décidé à affirmer la vie jusqu'au dernier souffle... non ce n'est pas un mélancolique, c'est un homme qui sait la mort, qui la hait, qui la repoussera jusqu'au bout, c'est un homme pleinement homme qui va livrer bataille. 

Il y a je ne sais quel insondable mystère dans ce paradoxe de l'amour et de la conscience : pour la conscience tout amour est une impossibilité, un leurre, une chimère, une illusion, une méprise comique ou tragique, et pourtant l'amour existe, et même chez celui qui est doué de la plus haute conscience. A croire que l'amour est toujours "en dépit de", réponse sans cause à une cause incompréhensible. Pour l'intelligence c'est absurde, et pourtant c'est la seule réponse intelligible.

 

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