De l'ACHEVEMENT de la PHILOSOPHIE
Existe-t-il un achèvement en philosophie? Est-il possible qu'un jour le philosophe puisse déclarer : je me suis cherché moi-même, et je me suis trouvé? Une telle assertion paraîtra prétentieuse, mais elle se vérifie dans le sens interne, dans la certitude subjective où le sujet est seul juge, se répondant à lui-même, se confirmant lui-même dans l'affirmation. Nul ne peut, de l'extérieur, objecter quoi que ce soit car toute objection se fera du point de l'objecteur. Cet achèvement ne se fonde point sur une excellence, sur une connaissance universelle, ou sur quelque qualité particulière. Elle signifie plus simplement, plus prosaïquement que le sujet a conquis une certaine qualité de présence à soi, une congruence relative de sa parole à son être, une certaine authenticité.
Il est de bon ton de signaler que le philosopher serait sans terme assignable, que toute question en appelle une autre, que la réponse serait la mort de la question, si bien qu'aucune réponse ne serait jamais possible. Que c'est l'infinité qui commande la recherche. Je ne pense pas de la sorte. Je me range à l'opinion commune qui prise le résultat. La philosophie c'est la scholè du bien-vivre.
Le problème posé est en fait celui du désir : le désir est-il infini ou fini? La tradition dominante le veut infini. On souligne le fait que tout désir échoue à saisir son objet, qu'il est l'expression d'une relance, d'une métonymie interminable, qu'il passe d'objet en objet sans s'arrêter jamais. C'est dire que l'objet est à jamais inaccessible, voire inconnaissable, toujours manqué. De la sorte la vie se passe à essayer, à s'essayer dans des entreprises à la fois dérisoires et vaines, en dépit de leur coefficient relatif de plaisir. "Nous espérons d'être heureux", reportant indéfiniment le moment du bonheur. C'est là le fruit d'une erreur de jugement.
Vient un moment où il nous semblera vain d'en savoir davantage, d'être plus riche, plus respecté, plus puissant. Où la mesure nous apparaît plus désirable que la démesure. Où, mesurant la vanité relative du savoir, nous sommes capables d'entendre la voix de la vérité. Alors s'achève la quête.
Il y a quelque chose de cette nécessaire dépossession dans l'enseignement de Pyrrhon d'Elis. "Les choses sont également in-différentes, in-décidables, im-mesurables". Cette position de non-savoir est une école de sérénité. Que les sciences poursuivent leur travail de recherche, à l'infini, cela est sans conséquence notable pour le sujet philosophant, car ce que la science établit ce n'est jamais qu'un modèle supplémentaire dont la pertinence reste à jamais indécidable. Nos savoirs sont sans effet réel sur la qualité ou l'inanité de nos existences. La vraie question et la vraie réponse sont toujours ailleurs. La vérité définitive est le non-savoir reconnu et proclamé.
Cette admirable leçon de modestie est transposable dans bien d'autres domaines, comme la puissance, qui est toujours relation à puissance, limitation et dépendance, ou le plaisir, qui est toujours relation d'objet, ou la réputation, qui est relation d'opinion. En tout domaine c'est la relativité des rapports qui détermine la qualité.
Il devrait en résulter un tout autre positionnement dans la vie. Ce qui motivait la quête de l'absolu perd tout attrait. Le désir lui-même se retourne contre soi, dans une sorte de dépressivité, à la fois salutaire et périlleuse, car il ne faudrait pas qu'elle s'éternise. Disons que c'est le moment réflexif, au sens fort, retour sur soi, abandon d'objet, détournement, écart, clinamen subjectif. Une réévaluation s'impose, non comme démision et nihilisme, mais comme juste appréciation du relatif, et courage.
La nouveauté positive s'exprimera ainsi : le désir se saisit du possible. Le sujet s'exprime dans l'affirmation de projet (pro-jection) susceptible de s'inscrire dans le champ du réel. Des oeuvres, des relations effectives, des actions, poièsis et praxis. C'était l'enseignement de Pindare :
" N'aspire plus mon âme à la vie éternelle
Mais épuise le champ du possible".