30 septembre 2011
JARDINER SES PASSIONS
- Jardiner ses passions, que voilà un beau programme! Que serions-nous sans ces filles indociles, ces trouble-paix, ces catins? Ce sont elles, ces "folles du logis", qui nous inspirent le meilleur et le pire, elles qui nous déchirent, nous exaltent et nous précipitent à l'abîme lorsque nous leur lâchons la bride. C'est un programme bien sot que de vouloir leur extinction sous prétexte de sagesse, c'est prétendre assècher la mer, éteindre le feu du ciel. C'est d'elles que nous vient tout enthousiasme, tout délire salvateur, toute poésie. Et la philosophie même, qu'une âme sèche croit être toute vouée à la raison, ne se sustente que de les chérir, tout en les redoutant.
- C'est bien à tort que certains stoïciens se mêlent de les réduire à la portion congrue, les estimant contre-nature. Existe-t-il, tout au contraire, puissances plus naturelles, natives et congénitales que les passions, dispositions plus impérieuses, contraignantes et tyranniques? Ah le bel optimisme, et le beau mensonge, chez ceux-là qui sous prétexte de raison ne développent que la passion de la raison!
- Jamais la raison ne contrecarrera une passion, seule le peut une autre passion. Le fumeur ne s'arrêtera de fumer que sous l'empire de la crainte. C'est dans la diversité des passions que se trouve un remède contre la domination d'une seule, qui, livrée à elle-même, ne peut de devenir le tyran de l'âme.
- La pluralité passionnelle est la marque de la richesse. Et le danger de dispersion, d'anarchie psychique. Mais sur un tel terreau que de belles plantes, de belles fleurs, si toutefois le sujet est en mesure de les faire jouer les unes contre les autres, les unes avec les autres, favorisant l'une, réduisant l'autre, jouant de leur force, de leur appétit, de leur rivalité, à la manière d'un dompteur avec ses fauves, sans les brimer jamais, mais règlant savamment leur ardeur, avec le souci constant d'une régulation d'ensemble, selon une savante hiérarchie.
- Mais cette image du dompteur est encore trop volontariste. Elle lui confère une sorte d'autorité qui prête à confusion. Celle du jardinier est bien meilleure. C'est le ciel et la terre qui font croître les plantes. Le jardinier ne fait qu'accommoder, corriger, sélectionner. Toute l'énergie vient du fond, non de la décision consciente. La nature donne sans mesure, c'est le jardinier qui définit la mesure, fixe les priorités, établit la hiérarchie.
- Problème éthique : quelle est ta priorité? Quel est ton instinct dominant, ta passion dominante? Est-ce le pouvoir? La fortune? La volupté? La conquête amoureuse? La beauté? La connaissance? De là des types humains, des caractères, des "volontés" singulières. Et des nécessités. Rien ne serait plus désastreux que de méconnaître, ou de contrecarrer cette disposition dominante. Il faut, tout au contraire, la cultiver jalousement, arroser la plante, lui sacrifier certaines autres exigences, sarcler tout autour, mais pas trop, ne pas ruiner la fécondité de la terre, ni arroser trop abondamment, ni assécher, ni noyer, ni enfumer, ni couper, mais favoriser!
- Mon instinct dominant? La beauté. Mais l'instinct de connaissance est très fort aussi, et parfois entre en concurrence avec le premier. Fort heureusement, il est entre eux des aménagements, des conciliations possibles, des pactes de non-agression, relativement durables. Le premier l'emporte malgré tout, et quand il faut choisir pour des motifs vitaux la connaissance cède. C'est ainsi que j'honore fort la vérité, mais n'en fais pas une idole. Mon instinct de vie est plus fort, et c'est l'amour de la beauté qui, en dernier ressort, me réconcilie avec la vie, par delà le tragique connu et assumé. Disons que c'est encore ma nature essentiellemnt paysanne qui me sauve malgré moi. Prenons tout doucement les choses comme elles viennent, et tant pis pour la vérité!
- L'épicurisme est une sagesse à deux étages. On se recommande de la mesure, de la tempérance, de la limite. On vitupère contre les excès, on proclame haut et fort la primauté de la raison dans la conduite de la vie. Ethique de la justesse. Fort bien. Mais à lire plus avant dans le non-dit on voit bien une accointance remarquable avec la sensation toute nue, avec la chair sensible, le pathos de l'affectivité sensible. Cela n'est pas d'un rationaliste, ni d'un amant de la connaissance. J'y vois quant à moi un amour des choses terrestres, une sorte d'immersion tellurique, de proximité essentielle à l'immédiateté, pour tout dire une passion extrèmement affinée, sublimée, un Eros végétal et animal qui se spiritualise en philosophie du plaisir. L'épicurisme est pour les délicats, quoi qu'on dise. Et pour les subtils. Ce n'est pas hasard qu'Epicure est un "dieu des jardins" (Nietzsche).
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