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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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24 mars 2011

ANTHROPOLOGIE de la HAINE : EMPEDOCLE (5)

L'humanité est fille de la Haine.

La chose est évidente, pour tous et pour chacun. Violence primitive, meurtre, inceste, sacrifices sanglants, le cortège des passions tristes. Aussi Empédocle est-il frappé d'étonnement devant la misère du monde :

          "J'ai pleuré et poussé des cris en voyant le lieu étranger"

"Pays sans joie" que cette terre où chacun lutte pour sa survie au prix de la vie des autres, terre étrangère et inhospitalière, lieu d'exil et d'errance. Empédocle, en médecin, en psychiatre, en sociologue prend acte du malheur, diagnostique la maladie, et propose le remède. La haine est là, elle dans l'ordre des choses, mais elle peut se dépasser dans une conscience libérée. C'est le projet de son anthropologie philosophique : assumer l'errance, se réconcilier avec son daïmon, comprendre la nécessité du voyage, accomplir la destinée par la libération. C'est la conscience qui délivre, quand elle assume la loi de la séparation, accepte les conditions de l'errance, et mène la traversée à son terme :

         "A la fin ils deviennent devins, faiseurs d'hymnes, médecins

         Princes, chez les hommes sur la terre ; et de là

         Ils fleurissent dieux, les premiers par le rang".

Que la Haine soit déplaisante, funeste, détestable, c'est l'évidence. Que la société ne puisse s'édifier que comme contre-pouvoir, qu'elle exige de chacun le renoncement au cannibalisme, au meurtre, à l'inceste, c'est l'évidence. Qu'il faille l'intervention secourable de l'Amour, philia, philotès, Aphrodite, pour sauver les humains de la destruction, c'est encore l'évidence. La culture est une lutte contre la lutte, une victoire précaire, toujours menacée, sur la discorde primitive. Vision tragique : les deux principes, l'Amour et la Haine, sont au coeur de l'homme, comme de l'univers. Mais l'homme peut, par la conscience, s'élever à un degré supérieur de développement. Renoncer au sang, créer des communautés d'amis, étendre la culture pacifique, soigner les maladies, réduire le malheur inhérent à sa condition, se libérer enfin en libérant le daïmon. Le tragique se transmue, par l'héroïsme intellectif, en sagesse concrète.

Ces perspectives anthropologiques se dessinent en relief sur l'arrière fond cosmologique, toujours présent, auquel il faut toujours se rapporter. L'humanité est dans le cycle de la Haine, parce que le Sphaïros s'est de longtemps ébranlé, qu'à l'âge cosmique de l'unité a succédé de longtemps, sous l'effet de la Haine - comprise à présent comme force centrifuge, puissance de séparation, d'éclatement, d'émiettement, de dislocation, d'éparpillement - un nouvel âge, âge d'airain, où les forces luttent les unes contre les autres dans leur aspiration à se détacher, se différencier, s'individualiser, se poser comme singulières et autonomes. La vie se démultiplie, et chaque vivant vaut pour soi en se détachant des autres. La Haine est séparative, et, paradoxalement, créatrice de formes distinctes et originales. Car ne nous y trompons pas : si l'Aphrodite crée de nouvelles combinaisons, c'est qu'aussi les formes existantes sont déjà séparées, existant par soi et en soi. Il y a nécessairement deux formes de création : la création par séparation, (Haine), et par association (Amour). Empédocle y insiste avec vigueur :

         "Double la naissance des choses mortelles, double leur dépérissement".

La haine crée par séparation (principe d'individuation), l'amour crée par association "les oeuvres qui joignent". Que notre sympathie aille plutôt à Aphrodite n'est pas une raison pour rejeter l'action de Neikos (la Haine poétiquement personnifiée).

Cosmologiquement notre univers est passé du règne quasi exclusif de l'Un (le Sphaïros unifié) au régime de la dispersion et de l'individualisation des formes, sous l'action inverse de Neikos. L'univers va en se dilatant, en se dispersant. Mais cette dilatation n'est pas infinie, car l'Amour n'est pas vaincu. Toute expansion est contenue dans les bornes de la justice immanente. Après un temps immesurable les forces de liaison reprendront le dessus, et l'univers retournera par dégré vers l'unité. Double mouvement éternel d'expansion et de rétractation, de l'Un vers le Multiple (action de la Haine) et du Multiple vers l'Un (action de Philia). Empédocle est un penseur rigoureux qui dissimule son intuition en termes homériques, qu'il faut transposer. A ces "cercles du temps" cosmomlogique, il faut surajouter les cercles du temps anthropologique, selon le même modèle, mais à des échelles toutes autres. Le temps cosmologique contient évidemment le temps anthroplogique, mais si l'univers est éternel, l'humanité ne l'est pas. Elle est apparue au cours d'un cycle (anthropogénèse), et rien ne garantit son immortalité. Il en résulte que nous devons penser l'humanité et la culture dans le cycle actuel, dominé par la Haine.

La vie de l'homme se déroule dans le temps anthroplogique : à ce niveau, que pouvons-nous faire, sinon chercher les moyens de la délivrance? Repousser les forces de haine, et créer des liens d'amour? Mais le sage mesure l'extrème limitation et précarité de ce projet. Il sait la haine invincible, et ne peut que travailler en médecin à la santé, et en psychagogue à la libération de l'"âme". Solution médicale et mystérique. Mais le sage sait aussi le temps cosmique, il sait que les cycles se succèdent dans l'éternité, selon les alternances règlées de l'Amour et de la Haine, et de cette contemplation désintéressée il retire une mâle sérénité : l'homme est un passage dans l'éternelle vie de l'univers.

 

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