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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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23 mars 2011

EMPEDOCLE (4) : crime et délivrance

Dans les "Katharmoi" (purifications), le second ouvrage d'Empédocle, résonne en sourdine la mémoire funeste des crimes de sang, de la violence cannibalique, des dévorations primitives d'avant la naissance de la civilisation et du pacte social. Ces violences archaïques s'expriment encore dans le sacrifice des animaux, simple déplacement des sacrifices humains qui ont ensanglanté la race des mortels. Empédocle exprime avec une force étonnante les émotions antiques qui persistent dans la mémoire oublieuse des hommes, expressions tragiques de la Haine, de la Faute, du crime et de la souillure. Suivant Hésiode et son tableau horrifique de la double naissance des dieux et des hommes, (la "Théogonie" est un épouvantable compendium d'horreurs, viols, incestes, castrations, émasculations, meurtres, massacres et démembrements, d'avant la constitution d'un monde plus stable) Empédocle fait la lecture pessimiste d'un âge de violence primitive, d'où lui-même s'efforce de sortir, non sans faire acte de mémoire pour les crimes commis dans l'ignorance du bien véritable.

    "Le père soulève son propre fils, qui a changé de forme

    Il l'égorge, sous les prières, le grand sot. Les autres

    Sont gênès de sacrifier un fils qui supplie. Lui reste sourd aux appels

    Il égorge, et prépare dans la grand'salle un repas funeste
    

    De même, le fils saisit son père et les enfants de leur mère 

    Ils arrachent leur vie et mangent leur propre chair".

Le crime hante la mémoire de l'humanité, qui n'a pu s'édifier qu'en luttant, en elle même, contre la sauvagerie initiale. Mais loin de  procéder à un déni, Empédocle nous enseigne qu'il est nécessaire de revivre en mémoire la barbarie, la Haine, l'office sanglant du sacrifice pour s'en dégager par une "purification", une purgation, qui n'est pas sans rappeler la fameuse "catharsis" d'Aristote. Notons que c'est le même mot : katharsis, katharmoi. Mais si la tragédie suffit, aux yeux d'Aristote, pour assurer la libération des passions et des souillures, pour Empédocle, dans une perspective héritée du pythagorisme, il y faut bien plus qu'un acte de théâtre : une mobilisation psychique, une conversion qui exige le détour par des migrations successives, jusqu'à la transmigration libératrice.

Empédocle distingue soigneusement le "daïmon", de l'être physique et psychique actuellement vivant, qui est bien réel, fait de chair, de sang et d'esprit, mais qui est une sorte d"habillage de confection, où vient loger temporellement un daïmon, qui, de sa nature intellective, voire intelligente, voyage d'incarnation en incarnation selon les "cercles du temps". De la sorte il peut dire, tout à fait sérieusement, comme disait Bouddha explorant ses vies antérieures :

          "Car moi je fus déjà un jour garçon et fille

          Et plante et oiseau et poisson qui trouve son chemin hors de la mer".

Notons qu'il s'implique dans la totalité des êtres de la nature, plante, oiseau, poisson, soit les trois règnes de la vie, eau, terre, et air, l'homme n'étant en rien différencié du monde animal. L'indication est essentielle : il n'existe qu'une forme de vie, universelle, baignant dans les éléments physiques. C'est un crime, aussi bien de tuer l'homme que la bête. Végétarisme, comme le recommande Pythagore. Condamnation des sacrifices sanglants, des bêtes autant que des hommes. Il était, dit-il, garçon et fille : par delà les différences de genre, une seule espèce commune. Et enfin, notons ce mouvement de sortie des poissons vers la lumière, "poisson qui trouve son chemin hors de la mer". C'est le mouvement du daïmon qui se fraie laborieusement un chemin vers une existence plus haute.

         "Il est un oracle de Nécessité, un décret des dieux, antique

         Eternel, scellé par de larges serments :

         Quand l'un, dans le manque, souille ses membres d'un meurtre

         Lui qui commet la faute et prononce le parjure

         Les démons, qui ont eu pour lot de vivre une vie de longue durée,

         Devraient errer trois myriades de saisons loin des bienheureux

         Croissant dans les formes diverses du mortel à travers le temps

         Qui échangent l'une avec l'autre les durs chemins de l'existence".

 

Et pourtant, mémoire plus antique encore, d'avant la mémoire du crime et du sang, d'avant la Haine,la sépération et le deuil, il reste en nous mémoire d'un âge d'Aphrodite-Kypris, âge sans âge peut-être, mais qui brûle dans le souvenir comme un autel d'offrandes végétales, "myrrhe pure", "encens fragrant", 'libation de miel doux", "fines odeurs de parfums" - en l'honneur de la déesse, quand les hommes avaient Kypris pour reine. Existe-t-il, a-t-il jamais existé, ce règne de Kronos, cet âge d'or célébré par les poètes, et dès lors, quelle est cette catastrophe qui précipite l'humanité, "vassale de Haine la délirante", dans la violence, qui d'âge en âge perpétue le crime?

Ces "daïmones" qui vont d'incarnation en incarnation, se hisssant vers la lumière, ne sont-ils pas en quelque sorte les hommes des temps d'avant, du temps de Kronos, qui, à présent, se sont faits les guides, les doubles psychiques des êtres animés d'aujourd'hui, s'efforçant, malgré eux, à travers les avatars  du malheur et de la peine, de les conduire vers la délivrance? En chacun d'entre nous, un daïmon, plus vrai que nous, nous parlerait dans le silence, pour nous réveiller et nous guider?  Belle image en tout cas, de cette étrange psychagogie, initiation et élévation dont Empédocle veut nous tracer la voie. Car, ne nous y trompons pas, l'objet de cette épopée de l'âme c'est la délivrance finale, celle qui nous tirera enfin de cette "caverne", de cet "antre d'obscurité", où règnent la confusion, la dispute, la terreur et la maladie. Double guérison, du corps taraudé par les douleurs, de l'âme assaillie de peine et de ressentiment, c'est en médecin qu'Empédocle veut tracer le chemin qui mène à la cessation de la souffrance.

Noius n' avons pas les textes où sans doute Empédocle décrivait les étapes de la délivrance. Mais nous avons le terme. Qui est délivré? Le daïmon bien sûr, double intemporel et glorieux, substrat suprapersonnel, mobile et immortel. En dernière lecture Empédocle nous laisse sur une énigme : qui suis-je, en fin de compte, si je ne suis que chair et sang et souffle, mortel, et si mon identité véritable est ce daïmon qui a élu domicile en moi, qui est moi sans être moi, mais sans qui je ne suis pas? 

Mais, amis, réjouissons-nous, au spectacle de la destinée ultime, car nous serons :

           "Partageant le foyer des autres immortels, à la même table

           Eloignés de la douleur de la destinée humaine, indestructibles".

Le rêve tenace de la culture grecque aura été, sous bien des formes diverses, de faire du sage un quasi-dieu. Mais cette divinisation, à son tour, se décrira, non en termes de savoir et d'excellence personnelle, en tout cas pas principiellement, mais dans la symbolique transpersonnelle d'une renaissance en Apollon, ou d'une spiritualisation dans "l'éther tout puissant et la lumière sans fond".

 

 

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