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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 octobre 2010

La QUESTION KUNIQUE : NATURE et CULTURE

Le Kunique pose une question redoutable : que valent nos coutumes, nos institutions, notre morale fondées sur l'interdit? On sait que Diogène le Chien aboyait, crachait, pissait sans retenue contre les usages des Athéniens, vilipendant les fausses valeurs qui présidaient à leur style de vie. Mais ce serait une erreur de n'y voir qu'une condamation morale du vice et de la facilité. Diogène n'est pas un prêcheur parmi d'autres, une sorte de Rousseau attique échevelé, hirsute et déchaîné, asocial et pervers, qui relèverait plus de l'asile que de la police. Dès l'Antiquité on a pu dire que Diogène était "un Socrate devenu fou", ce qui est la manière la plus expéditive pour le discréditer à jamais en s'épargnant la peine de le comprendre. En fait Diogène interroge l'essence même de la culture, dans ses fondements et ses effets.

Le Kunique se réclame de la souveraineté de la nature contre la culture. Son Zeus n'est pas une divinité politique au service de la cité, garant de l'ordre public, référent juridique et moral. Le Zeus dont il se réclame est le symbole de la nature éternelle, seul fondement reconnu de la conduite juste et de l'éthique. C'est cette position métaphysique radicale qui justifiera les exactions invraisemblables de Diogène, ses affirmations les plus outrancières, sa revendication blasphématoire : justification de l'inceste, étalage public des besoins et satisfactions naturelles, exhibition de la sexualité, transgression des règles élémentaires de la vie sociale. Rien ne résiste à cette entreprise méthodique de démolition, ni la tradition, ni la religion, ni les us et coutumes, ni le caractère sacré de la cité. On s'étonne que notre sage n'ait pas encouru les foudres d'une inquisition régulière ou séculière, dans celle bonne ville d'Athènes qui avait condamné Socrate peu de temps auparavant.

Mais, encore une fois, ces extravagances sont l'expression d'une décision philosophique, expression virulente d'une pensée, et non jeu gratuit de provocation ou de narcissisme prophétique. Que veut Diogène? Que montre sa conduite, de quelle inspiration prétend-elle témoigner? La culture, telle que Diogène la perçoit, est une maladie de l'âme, une perversion de la nature humaine. S'attaquer ostensiblement aux interdits fondamentaux c'est interroger la culture à sa racine.

Plus que politique ou moral le problème est anthropologique : qu'est ce l'homme? selon quelle aberration primaire s'est-il de la sorte coupé de ses racines, rompant brutalement avec la référence animale, avec l'ordre des besoins, avec les rythmes de la Physis, pour y opposer le Nomos, le code social, et se proclamant lui-même centre du monde, référence absolue (Voir Protagoras : "l'homme est la mesure de toute chose"). Présomption dira plus tard Montaigne dans un passage célèbre des Essais où il fustige en termes kuniques bien sentis les prétentions exorbitantes de l'animal humain.

Toute culture implique-t-elle nécessairement une telle coupure violente, un tel arrachement instinctuel, une mutilation des énergies vitales, une émasculation symbolique, - contrebalancés par un délire mégalomaniaque, une prétention saugrenue à la souveraineté universelle, et pour finir à la divinisation comique de l'espèce humaine? D'autres cultures de par le monde ont sans doute mieux géré cette problématique de la séparation et de l'intégration, quand notre monde occidental, et chez les Grecs au premier chef, a basculé dans le délire de la séparation absolue, redoublée dans le mythe de la souveraineté absolue.

Yves Coppens déclara un jour que selon lui il y avait deux types d'hommes : ceux qui reconnaissent une parenté entre eux et l'animal, et ceux qui la dénient. Ceux qui se reconnaissent une origine dans la terre, et ceux qui prétendent descendre du Ciel. Ces deux idiosyncrasies sont irréconciliables. Les sciences ont eu au moins un mérite, c'est d'avoir rendu possible une autre approche que la fantaisie mythologique. Les prétentions religieuses me sont de longtemps insupportables et j'en vois d'innombrables métastases cancéreuses dans les discours contemporains, même de gens par ailleurs fort instruits et de bonne volonté. Mais ce n'est pas en un jour que l'on dépouillera le narcissisme de ses fallacieux atours.

Un exemple, facile, et si révélateur. On croit avoir fait des pas de géant pour l'équilibre écologique en proposant de prendre garde à l'"environnement". Mais ne voit-on pas, dés l'instant où l'on prononce ces mots, comme la notion d'environnement est piégée par l'anthropocentrisme? Si la nature est un environnement c'est que l'homme est au centre. Une clairière, avec autour des arbres, des ruisseaux, des montagnes, des ressources exploitables, qu'il faut bien préserver si l'homme doit vivre encore! Dans la topologie même du discours s'inscrit en creux, et en relief, la prétention séculaire, le narcissisme incorrigible d'une espèce qui se croit dépositaire de l'équilibre universel, et cela depuis les premiers énoncés de la langue grecque. Kosmos, c'est la parure, l'ornement, le bijou - d'où dérive cosmétique - en quoi les Grecs avouaient naïvement leur anthropocentisme natif. Nous parlons d'environnement, et croyons progresser. On aurait pu s'attendre à ce que l'homme, qui est capable de prendre distance critique et de généraliser par la connaissance positive, eût le génie de se distinguer noblemnt des autres espèces vivantes, de ne pas procéder comme elles en ramenant toute chose à  sa conservation d'espèce, et de comprendre son insertion vitale non dans un environnement, mais comme élément du Tout dans un rapport harmonique avec les éléments du Tout.

Si nous voulons progresser dans la connaissance il faut commencer par la critique attentive du vocabulaire.

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