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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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14 février 2017

AUTARCHEIA et APATHEIA : DIOGENE le CHIEN

 

Poursuivant mes lectures exégétiques sur le Kunisme, je lis ceci (DL, VI, 38) :

                 "Sans cité, sans maison, privé de patrie

                 Mendiant, vagabond, vivant au jour le jour"

- telle pourrait-être la devise de Diogène et de ses successeurs. Mais le but de tout ceci ? L'Autarcheia, la vertu de se gouverner soi-même par soi-même, sans dépendre du dehors, ou du moins le moins possible : donc réduire ses besoins, supprimer les désirs non naturels et non nécessaires, vivre nu comme un chien - et voilà le Chien promu au titre de modèle philosophique ! Mais un chien sauvage s'il vous plaît, et non point ces pauvres hères enchaînés au bout d'une corde, glapissant pour obtenir subsistance, plus dépendants que le plus malheureux des esclaves. Un Chien céleste en quelque sorte, naturel par ses besoins élémentaires, mais divin comme la constellation du même nom, qui brille au plus haut des cieux ! A vrai dire Diogène relie assez prestement le plus bas et le plus haut, l'animalité et la divinité, en s'empressant de rabaisser et d'humilier cet indigne intermédiaire qu'est l'humanité, accablée de souffrances et de craintes, incapable de bonheur et de vertu, errant sans boussole dans le désert aride de l'existence. Rarement on aura fait un tableau plus misérabiliste de la condition humaine. - Ce qui en soi n'est pas faux, à mon avis, mais ici avec une tonalité dépréciative, un accent moral de culpabilisation qui me semble douteux. Pourquoi tant de haine ?

L'autre grande vertu kunique, liée à la précédente, c'est l'Apatheia - qu'il ne faut surtout pas traduire par apathie, qui en français exprime à présent une sorte d'immobilisme, d'inertie et de faiblesse congénitale de la volonté. Car la volonté est ce qui exprime le mieux le "tonos", la disposition tonique du kunique. Apatheia désigne la capacité, acquise par un long et pénible entraînement physique et mental, par lequel le sujet apprend à ne plus souffrir (pathos) de ce qui est source, pour tout un chacun, de peine, de douleur, de privation, de manque, soit de par l'action de la nécessité (les besoins) soit de la Fortune (esclavage, pertes, maladies etc) soit enfin de nos désirs immodérés et illimités, et de nos craintes absurdes (crainte des dieux, du châtiment infernal etc). Ne plus souffrir, cela serait le bonheur, en principe accessible à tous, pour peu qu'on le veuille. Médecine amère et radicale : je crains qu'à ce régime on ne meure de sa guérison ! 

La vraie question est : qu'est-ce-qui soustend ces décisions de vertu éthique ? Quelle est la conception philosophique de base qui implique ces étranges développements ? Une première réponse est donnée par l'opposition, absolue, entre la phusis et le nomos, la nature et la coutume. Diogène veut faire "de la fausse monnaie" c'est à dire renverser de fond en comble les institutions juridiques et politiques, les moeurs et les usages, qui selon lui sont radicalement mauvais, vicieux, antinaturels. D'où un programme politique, exprimé dans un ouvrage perdu, "La République", où il recommandait la totale liberté sexuelle, la communauté des femmes et des enfants, l'inceste et même le cannibalisme - si l'on en croit les propos des commentateurs, sans que l'on sache au juste si c'était pure provocation ou programme raisonné. En tout cas on voit clairement l'intention : il faut renverser l'ordre social qui brime la liberté pour s'en remettre à la phusis, le pur état de nature. C'est là, je suppose, le fin mot de son éthique et de sa politique : la nature, comme fondement universel et unique de toutes les conduites humaines, comme il l'est pour l'animal, et pour le dieu, considéré comme autosuffisant, bienheureux, sans manque ni aspiration, idéal théorique du kunisme.

Déjà les Anciens relevaient l'orgueil de Diogène, et c'est d'un orgeuil assez manifeste que de vouloir égaler le dieu. A défaut, pour le moins, on prendra comme modèle HéraKlès, né d'un dieu et d'une mortelle, qui dans ses douze travaux manifeste l'énergie indomptable de la volonté, et mérite largement le culte qu'on ne cessera de lui vouer. S'il n'est Zeus, Diogène sera l'Héraklès des Grecs, incarné dans la figure d'un clochard armé d'un bâton, traînant besace, et vêtu d'une bure, promenant à l'occasion une lanterne allumée en plein jour, et clamant à la cantonnade : "je cherche un homme"!

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Commentaires
F
Cher Guy,<br /> <br /> <br /> <br /> Je partage votre goût pour le Jardin — un si beau mot qui rappelle le lieu de la félicité humaine avant la Chute. Toutefois, je mettrais la douceur des mœurs qui devait y régner davantage sur le compte de la liberté de l'époque que sur les principes doctrinaux d'Épicure qui, rappelons-nous, n'a de cesse de stigmatiser dans sa "Lettre à Ménécée" les "voluptueux inquiets". Tout lecteur attentif de ce texte garde en mémoire ce passage où le maître expose sa législation des désirs: <br /> <br /> <br /> <br /> "Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées […]. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes." (Traduction Octave Hamelin)<br /> <br /> <br /> <br /> Ce qu'il faut éviter, rejeter, juger, choisir, régler... tous les verbes propres à une administration, que dis-je, à un gouvernement de soi sont là. <br /> <br /> <br /> <br /> D'une façon générale, le "quadruple remède" s'énonce comme le texte d'une constitution de l'âme et du corps. <br /> <br /> <br /> <br /> Comme vous, je pense que tout un chacun a besoin d'un ordre qui contienne ses forces désordonnées intimes — qui reflètent le chaos universel. Heureusement qu'à cet effet l'industrie pharmaceutique apporte une aide à notre psychisme incapable de se secourir lui-même. Est-ce à dire que je ne reconnaisse pas d'efficacité à l'éthique épicurienne? Du point de vue de l'accès à l'ataraxie, aucune. Du point de vue d'une portée culpabilisante, sans aucun doute.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> <br /> <br /> FS
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G
Pour Frédéric : <br /> <br /> Il y a dans l'épicurisme une forme de beauté que je ne me lasse pas d'admirer. Faut-il prendre l'ascèse des désirs totalement au sérieux ? Il reste quand même ce fait que des courtisanes bienveillantes demeuraient au Jardin, et agrémentaient la vie philosophique - ce qu'on ne trouve, à ma connaissance, dans aucune Académie ou Université. Et je ne dis rien ici des admirables théories sur l'Univers (le Tout) dont la modernité n' a pas révisé grand chose, du moins dans l'inspiration fondamentale. Mais, encore une fois, le goût pour telle ou telle philosophie relève fondamentalement de l'idiosyncrasie personnelle. Il me faut, à moi, un peu d'ordre pour contenir le chaos intérieur et rendre la vie vivable.
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G
J'ai beaucoup apprécié la contribution de Démocrite qui dit les choses mieux que je ne saurais le faire. Ce débat philosophique est plein d'intérêt et je me réjouis qu'il puisse se dérouler ici, dans la sérénité.
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F
La législation épicurienne est un ensemble de principes ou de préceptes ou de normes auxquels l'âme, pour atteindre à sa tranquillité, doit se soumettre. Le tri à effectuer parmi les besoins ressortit à des critères fixés par la raison qui prend elle-même ses commandements auprès de l'ordre naturel. La mauvaise santé est un dérèglement. Le malade n'obéit pas à la loi qui l'oblige (rationnellement) à conformer ses besoins au nécessaire. <br /> <br /> <br /> <br /> On voit par là que l'épicurisme, comme le stoïcisme, est un puritanisme héritier du cynisme. <br /> <br /> <br /> <br /> Les Cyrénaïques, à rebours, revendiquaient toutes sortes de plaisirs, fussent-ils dommageables pour la santé — ou "contre-nature". Il me plaît de savoir que Socrate, alors qu'il n'avait que mépris pour Diogène, était l'ami d'Aristippe. Pareille amitié permet de démystifier la figure platonicienne de Socrate, c'est-à-dire un type sérieux raisonneur et pinailleur — un peu comme nous le sommes ici, il faut bien le reconnaître. <br /> <br /> <br /> <br /> À toi cher Démocrite,<br /> <br /> <br /> <br /> À vous, cher Guy,<br /> <br /> <br /> <br /> FS
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D
On voit bien qu'ici, il n'y a que des interprétations. <br /> <br /> <br /> <br /> Je n'entends nullement corriger celle de mon ami Frédéric. Mais, je la trouve caricaturale pour ce qui concerne l'épicurisme (alors que je le rejoins en grande partie pour le stoïcisme et le cynisme). <br /> <br /> Le terme "législation" comme "don des dieux" sont impropres à qualifier l'épicurisme : il s'agit de la "mise en pratique de principes nécessaires pour la santé". Il n'y a pas de législation car il n'y a pas ici de loi. Personne n'est obligé de prendre un traitement quand il souffre de problèmes digestifs ou de préjugés persistants ou de s'infliger une ascèse. La seule nécessité est de tenter de souffrir un peu moins si toutefois on en a le désir et de clarifier des aspects de sa propre existence. On y parvient physiquement, on peut aussi déblayer le terrain sur le plan psychique. Y voir un forçage est aussi absurde que de décréter qu'un être vivant malade est déjà mort ou que de tenter de le soigner ne sert à rien.<br /> <br /> L'expérience simple de la satiété est un fait observable : il y a une limite naturelle à la soif, comme il y a un moment où la souffrance pousse à modifier des agencements intérieurs.<br /> <br /> "Voir les choses comme elles sont" consiste aussi à prendre acte de la réalité de certains réagencements qui ne mettent pas fin au désordre mais qui constitue un ordre précaire qu'on appelle la santé. L'ataraxie ou la sagesse est dans l'épicurisme l'autre nom de la santé de l'âme et l'éthique, le moyen le plus humainement efficace de la conserver. Ni plus ni moins.
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