De la DESINTOXICATION VOLONTAIRE
Depuis quelques mois je m'efforce à une désintoxication volontaire et méthodique. Tout ce qui m'a été enseigné, de gré ou de force, se voit soumis à un impitoyable curetage mental, les savoirs, les méthodes, les doctrines, les présupposés, les intentions conscientes ou inconscientes, les impensés, les fondements, les finalités, les résultats, et de manière générale, les formes autant que les contenus. J'ai résolu, dans la plus austère fermeté, de penser, autant qu'il se peut, à partir de mon expérience, et non plus à partir des textes ou des auteurs. Je me suis autoproclamé philosophe, puisqu'aussi bien aucune autorité n'est fondée à décerner des titres de compétence, l'Université encore moins que toute autre instance officielle. A ma façon j'applique le précepte de Bouddha qui nous enjoint de ne rien admettre qui ne soit le fruit d'une expérience personnelle, et celui de Lacan qui déclare que "l'analyste ne s'autorise que de soi-même". De même pour le philosophe, et plus encore, s'il est bien établi qu'il ne saurait y avoir de maître en philosophie.
Cette auto-autorisation ne saurait avoir de fondement autre qu'elle même, si l'on veut éviter de tomber dans la contradiction. Elle ne peut ni se garantir ni se justifier, si ce n'est de soi-même. Mais alors dira-t-on, qu'est ce qui nous protègera du charlatanisme? Seule réponse possible : examinez l'homme, lisez ses oeuvres et voyez par vous-même ce qu'il en est. Pour moi l'affaire est entendue. Je sais qui j'étais, je sais qui je suis. Entre les deux, l'abîme d'une expérience, la dévastation et la révolution.
Certaines pensées n'ont plus pour moi la moindre signification ni valeur. On dit justement qu'un problème résolu est un problème effacé. Il en va ainsi des doctrines religieuses, des idéologies idéalistes, des "conceptions du monde", de la morale, de la philosophie de l'histoire, des espérances politiques, de toutes ces conceptions optimistes ou pessimistes qui prétendent énoncer la vérité du monde. Un solide pyrrhonisme, rien de tel pour faire le ménage dans nos esprits surintoxiqués de croyances et d'articles de foi.
Tout cela est encore assez banal. Car au delà des doctrines et des opinions, considérés comme contenus de pensée, il faut examiner à la racine le besoin morbide de croire, qui se déplace si facilement d'un objet à l'autre, et qui comme l'Hydre de Lerne, repousse indéfiniment. Est-il possible de vivre, et de vivre sainement et pleinement, l'esprit vide et le coeur joyeux, débarrassé de cette vermine mentale qui nous affaiblit, qui, comme un cancer, ronge notre force créative? Je pense à cet épisode fameux : Bouddha vient de connaître sa pleine illumination, et, s'adressant à Mâra, le dieu des illusions, il lui dit : " Tu ne pourras plus m'atteindre! La plante est déracinée! Il n' y aura plus de future incarnation". Cette certitude exprime, plus prosaïquement, la confiance en soi, l'assomption de soi dans la liberté d'une conscience parvenue à la pleine lumière. La chose est-elle possible? Je l'ignore, mais je sais que l'on peut faire d'étonnants progrès dans la connaissance intérieure. Cela ne protège ni du malheur, ni de l'affliction, ni de la maladie, et encore moins de la mort, mais cela donne à l'existence un tout autre caractère.
Il faudrait parler longuement de la psychanalyse, que j'ai pratiquée parallèlement à ma démarche pyrrhonienne. Chez nous, cette étrange forme de curetage mental est la seule qui prenne les choses à leur racine, non seulement pour trouver quelque source intelligible à la névrose, mais plus radicalement pour sonder les fondements énigmatiques de la psyché. La méthode, si elle est appliquée avec rigueur et constance, est une véritable entreprise de démolition qui présente les plus grands dangers. Je ne parle pas d'une vague psychothérapie de quelques mois, je parle de la cure comme exploration méthodique de l'inconscient. "Quelques uns, heureusement, en réchappent" déclare Lacan! Ce qui est une manière élégante d'en éclairer le sens et le risque. Mais, à supposer qu'on y survive, il faudra procéder à un nouveau curetage mental, celui de la psychanalyse elle-même, qui a, de fait, créé de redoutables distorsions dans cette application trop longue, trop soutenue à l'analyse des formes et des contenus, sans compter le risque, trop réel, de s'enfermer dans une nouvelle idéologie, où l'on sentira, pensera, parlera, écrira, enseignera dans la vulgate psychanalytique, ânonnant, glosant et contreglosant sans fin en termes de "signifiant, de fantasme , de Grand Autre, de phallus et de castration", guère plus fûté en somme que le premier séminariste venu. La révolution demande une contrerévolution : de la méthode de curetage elle même il faut se défaire pour accéder à une nouvelle liberté. Précisons encore : aucune doctrine, aucune méthode de désintoxication, bouddhisme y compris, et pyrrhonisme, ne doit échapper au naufrage.
Au bout du compte on découvre que la seule pensée juste est la non-pensée, non pas, encore une fois, la rigidité cadavérique, mais cette disponibilité psychique souveraine qui efface les attachements passionnels et conceptuels, pour laisser advenir en soi le jeu du monde, la danse de Dionysos, et l'innocence.