DE L'INDIFFERENCE MORALE
Dans le vaste champ de la morale on peut distinguer quatre domaines : l'interdit, l'obligatoire, le recommandable, l'indifférent. La pratique de l'inceste est interdite. Le respect de l'autorité est obligatoire. Rendre un service est recommandé, mais non obligatoire. Aller en vacances ou rester chez soi est indifférent. Je constate que le Droit Positif inscrit en toutes lettres les interdits fondamentaux dans le code civil, réprime les transgressions, et dès lors je ne vois pas pourquoi il faudrait en faire des interdits moraux. De même pour les obligations : si je n'élève pas mes enfants je serai poursuivi par la justice. On peut estimer que le droit positif a, en quelque sorte, absorbé et codifié le droit naturel, la morale conventionnelle, et qu'il est dès lors superfétatoire de s'interroger plus avant sur les impératifs moraux. Inutile d'en rajouter et de créer des névroses artificielles sur le thème de la responsabilité et de la culpabilité. Sur ce point il faut, et il suffit de se ranger à la norme commune, puisqu'après tout il faut bien des régles pour rendre possible la vie sociale. Sauf monstruosité institutionnelle - lois scélérates, cryptofascisme, perversion généralisée des pouvoirs - on peut s'en remettre au droit pour gérer la vie civile. Dans un cas d'extrême danger pour la liberté le problème devient politique, et sa solution ne peut être que politique.
Le recommandable n'est pas l'obligatoire. J'ai été invité à souper, il est de bon ton de rendre l'invitation. Si je me dérobe il ne m'en coûtera rien, si ce n'est un embarras psychologique, et encore! Ce ne devient un problème moral que si j'en fais de moi-même un cas d'école, et que je mêle la culpabilité à la simple urbanité. En fait, ce ne devrait pas être un problème : simple accord de moi à moi, calcul des plaisirs et des déplaisirs.
Quant à l'indifférent il ne relève que des choix privés, et ne concerne nul autre que moi et mes proches.
Au total la morale n'intervient guère dans nos conduites, et ne devrait en rien polluer nos existences. Tantôt c'est le droit qui prescrit ou interdit, tantôt nos choix relèvent de la liberté privée, essentiellement psychologique. Mais nous nous croyons de mille et une manière contraints par la convention, le bien faire, nous infligeant d'inutiles et pesantes obligations destinées à calmer une angoisse surmoïque récurrente.
Des philosophes ont voulu chercher l'origine du sentiment moral dans une autre sphère que l'obligation sociale. Les uns invoquent la raison, comme réglement intelligent des passions, d'autres prétendent découvrir un "instinct infaillible" qui me ferait distinguer immédiatement le bien du mal (Rousseau), d'autres encore invoquent la pitié naturelle comme source de la moralité (Schopenhauer), et bien entendu, à bout d'argu ments, on se réfugie en Dieu, "cet asile de l'ignorance". Mais chacun sait que la raison, dénuée d'énergie propre, ne règle guère les passions, que le fameux instinct moral est totalement inconnu du pervers, que la pitié n'empêche en rien les massacres au nom de l'idéal, et que Dieu a de longtemps raccroché son téléphone. J'en reviens donc à ma thèse : la morale est une convention sociale qui établit des règles pour réguler le jeu social des échanges, du pouvoir, et de la souveraineté.
Il faut considérer ce pseudo-problème avec lucidité. Tenir un discours moral ne fait pas de nous des gens honorables. Le plus souvent il masque l'intérêt, voire la passion. Les pires sont les doctrinaires, fous de Dieu, fanatiques d'un idéal catastrophique. Je préfére un égoïste sensé à un généreux intempestif. Nietzsche ne se lassait pas de dénoncer la "moraline" de l'homme moderne, hypocrite et calculateur. Rimbaud estimait que "la morale est un ramolissement de la cervelle". Je préfère dire tout simplement : le souci de moralité est inutile, le droit suffit pour l'essentiel, et pour la conduite de la vie personnelle, pour la relation avec autrui, il est plus sage et plus efficace de se doter d'une pensée juste qui éclairera nos choix selon la position éthique.
Si je décide d'aider mon prochain que ce ne soit pas au nom de la Raison Pure, de la Pitié naturelle, des devoirs religieux ou de la crainte de Dieu, mais par générosité vraie, entendons, par expression de la force active, par surabondance de puissance, parce que je le veux, et que dès lors je ne vois aucune incongruité à prendre ma part dans la joie que je puis donner. Nul n'est tenu à la pureté morale, cette foire aux cancres, triste invention de "penseurs" sans pensée.