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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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15 juin 2008

PYRRHON

Ce n'est pas par vaine exhibition culturelle que je tiens tant à parler de Pyrrhon, mais pour une raison simple : ce vieux sage a quelque chose à nous enseigner sur la pratique de la vie. Mais chez les Grecs ce projet éthique est toujours précédé d'une enquête sur la possibilité et les résultats éventuels de la connaissance. Pour bien agir il faut bien savoir, et savoir si l'on sait, et jusqu'où l'on sait, si toutefois il est possible de savoir. La plupart des auteurs admettent implicitement que la connaissance, pour être limitée, est au moins possible dans son principe. L'originalité de Pyrrhon est de ne pas se satisfaire d'une telle position de principe : il va interroger la possibilité même de connaître. Notons qu'un tel procès avait déjà été entamé par les Sophistes, en particulier Gorgias, puis rejeté avec vigueur par les philosophes idéalistes: Socrate, Platon et Aristote. Pyrrhon est en quelque sorte l'héritier de Gorgias, de Démocrite, et bien sûr des Gymnosophistes hindous. Que pouvons- nous savoir? Et plus radicalemnt encore : la connaissance est-elle possible pour l'homme?

C'est ici que nous rencontrons une première difficulté. la tradition unversitaire fait de Pyrrhon l'initiateur du scepticisme. Cela n'est vrai qu'à demi. Disons tout de go que Pyrrhon est plus radical que les dits Sceptiques dont le représentant le plus lisible est Sextus Empiricus. "Skepticos" veut dire : qui examine, qui scrute, qui cherche. Le sceptique, comparant toutes les thèses en présence (technique sophistique) les suspend l'une après l'autre en dégageant les raisons de son invalidité. A chaque thèse on peut toujours opposer une autre thèse (je ne dis pas antithèse), laquelle pourra être suspendue par une troisième, et ainsi indéfiniment. Quel est l'objet de ce jeu de massacre? C'est de nous faire voir la vanité de toute position de principe, de toute thèse quelle qu'elle soit, puisqu'aucune ne résiste longtemps à un examen approfondi. Machine de guerre antidogmatique, la méthode sceptique est suspensive : ruiner la croyance, la crédulité, l'approbation et la négation, faire une sorte de vidange à la fois sensitive et intellectuelle, à la suite de quoi on aura ruiné toute confiance dans les sens (qui sont trompeurs et relatifs) et dans la raison, qui n' a pas d'appui sûr par elle-même. Résultat : la suspension de toute croyance, cause de dépendance et d'attachement passionnel, et de la sorte, accès à l'ataraxie (absence de troubles). Notons en passant que nous avons rencontré cette notion d'abord chez Epicure, puis dans la définition du yoga). Pour faire bref on dira que le scepticisme est une école du doute méthodique, de la suspension du jugement (l' épochè) et de la sérénité. Le sage, dégagé de toute crédulité, de toute obédience, de tout dogme et de toute position affirmative ou négative goûtera pleinement la tranquillité de l'âme et la sérénité. On comprend aisément pourquoi Montaigne s'est senti si proche des sceptiques.

Et Pyrrhon? Sceptique bien sûr dans le sens général du terme. Mais Pyrrhon ne se contente pas de suspecter les sens et la raison, de proposer une suspension générale de la croyance. D'une certaine manière le scepticisme classique s'arrête à mi-chemin. Sextus dira que le sceptique ne se prononce pas sur ce qu'est en soi une chose, mais qu'il ruine toute position sur l'idée que nous en formons. Par exemple : je ne sais pas si le miel est en soi doux ou amer, je me contente de dire qu'il me semble qu'il soit doux. Je me prononce sur la représentation dont je suspecte la validité, mais non sur la réalité ultime  de la chose dont je ne puis rien savoir. En fin de compte le sceptique se replie sur une position de prudence, s'abstenant de se prononcer sur les choses" cachées" ou invisibles (adèla) . De la sorte sa machine de guerre ne fera pas trembler grand monde, puisque la fameuse séparation entre le monde apparent et le vrai monde, entre les phénomènes et les "choses en soi", entre les apparences et l'être véritable (à supposer qu'il existe) ne sont en rien dépassées. On comprend pourquoi plus tard sceptiques et platoniciens se retrouveront du même côté dans une étrange alliance entre "académiciens " et "sceptiques", Cicéron par exemple.

L'originalité de Pyrrhon est par là totalement annulée.¨Pyrrhon ne conserve en rien ces subtiles distinctions  entre apparence et réalité, entre monde phénoménal et vérité en soi. C'est la notion d'être , si chère à Platon, qui vole en éclat sous le boutoir pyrrhonien. Où donc voyez-vous de l'être quand tout s'écoule, fuit, passe et repasse, quand rien n' a nulle part la moindre consistance? Impermanence, écoulement, changement, fugitivité: tout coule et rien ne demeure, c'est Héraclite qui l'avait définitivement établi. Mais alors, s'il n'est nulle part d'être stable, de substance fixe, d'essence identique à soi c'est tout le principe de la connaissance qui s'écroule! Le cauchemar de Platon réalisé! Le vrai révolutionnaire ce n'est le benoît sceptique selon Sextus qui se contente de suspendre son jugement, en préservant soigneusement le ciel intelligible et l' être platonicien, c'est Pyrrhon qui vient dynamiter la notion même d'Etre, fondement de la philosophie grecque, puis romaine et chrétienne!  Avant de naître deux siècles plus tard le christianisme est déjà réfuté dans son fondement même, chez Pyrrhon. Et s'il n' y a plus d'être, il n' y aura pas davantage de Non-être : si je ne puis affirmer je ne puis nier, or qu'est ce que le non-être sinon la négation de l'être?

Mais alors, ni Etre ni Non-Etre ? Parfaitement! C'est toute la métaphysique qui s'écroule, avec ses notions creuses : idées, concepts, substance, essence, en soi, être et non-être. Fin du dualisme qui oppose l'apparence à la réalité, la terre au ciel, le phénomène à la vérité. Un seul monde, celui des "choses" qui apparaissent, disparaissent, se relient les uns aux autres, font des formes passagères et s'évanouissent, sans que jamais le temps ne s'épuise et que la nature ne s'arrête de créer, de relier et de dissocier. Univers sans valeurs, sans différences, sans relief, univers inhumain de l'in-différence de toutes les choses, de la non-connaissance, et finalement de l'insignifiance radicale. Tout s'égalise sous le regard du sage : la vie, la mort, le sommeil, la veille, la guerre, la paix, le juste, l'injuste. Toutes les conventions révèlent leur  indépassable caducité. Rien de vrai, rien de faux. Rien que des "apparaître". Comme le dira Timon : "Les phénomènes l'emportent sur tout"; Ou, si l'on veut : il n' y a rien d'autre que des phénomènes, et c'est en vain que l'esprit inquiet et fébrile cherchera quelque vérité stable dans cet écoulement des mondes, dans cette avalanche ininterrompue, dans ce fourmillement gigantesque des choses indifférentes. La non-différence dans l'ordre des "choses" fonde l'indifférence éthique : A peut être A mais aussi bien Non-A; le juste se révèle souvent le plus injuste, le vrai ne vaut rien de plus que le faux , et de toute manière ce ne sont que conventions dont il est impossible de sortir faute de référent sur quoi se baser, le Bien de Platon par exemple, la raison universelle des Stoïciens, ou plus tard le Dieu de Descartes.

On voit ce que la pensée  de Pyrrhon peut avoir de renversant : nous sommes totalement hors des catégories ordinaires de la civilisation occidentale. On mesure aussi les conséquences de la future victoire des Platon et Aristote sur les Epicuriens et les Pyrrhoniens: C'est tout un monde qui s'éloigne de nous et qui se perd dans l'inconscient occidental. Il est temps, grand temps, de réveiller ces morts-là, qui nous interpellent du fond de la tombe.

L'évangile de Pyrrhon, c'est : fin de la quête. Vous goûterez la paix quand vous aurez compris qu'il n' y a rien à chercher, rien à trouver. Il n'y a rien derrière ou en-dessous ou au-delà des phénomènes. Il n' y a pas d'autre monde, d'arrière monde ou de supra-monde. Il n' y a rien de caché, de mystérieux. Tout est là, et en même temps, tout cela qui est là est inconnaissable, immaîtrisable et finalement indifférent. Sérénité du sage dans l'épaisseur inviolable des mondes. GK

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Commentaires
N
comme nous nous rejoignons alors cher ami philosophe :)<br /> c'est un plaisir de lire vos textes<br /> <br /> amitiés<br /> nicolas
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