REEL ET REALITE : Cela
Une faille disions-nous par quoi Cela peut advenir, créant un choc, un étonnement, ce que tout le monde a bien rencontré dans sa vie, et le plus souvent schotomisé, rejeté ou refoulé, mais qui chez certains se transmue en question, en problème - problema : ce qui est jeté devant. Ce qui est vécu d'abord comme un surgissement venu du dehors, perçu et accepté comme tel, s'intériorise, se métabolise, fait réfléchir, parler, écrire. La parole, intérieure et extérieure, élabore l'expérience vécue : Cela est reconnu, assumé, Cela dès lors occupe une place éminente dans la psyché.
Mais Cela c'est quoi ? C'est ce qui dérange, culbute l'ordre des biens et des préférences, suspend le cours ordonné de la vie, déchire le tissu des habitudes et des certitudes. On pense d'emblée aux ruptures traumatiques, décès d'un proche, séparation pathologique, maladie mortelle, accidents funestes, invalidants. Mais il y a des cas moins spectaculaires qui produisent pourtant de grands effets : le surgissement de l'Autre dans une psyché fermée sur soi, qui déclenche chez certains un épisode psychotique. La sexualité, vécue comme péril, qui menace le fragile équilibre du moi. La passion d'amour et sa cohorte d'émotions incontrôlables : désir, peur, envie, jalousie, déception, colère, haine, vindicte. Qui suis-je donc, moi qui croyais diriger ma vie et qui, en ce décours, me vois flottant, claudiquant, titubant, pitoyable comme un ivrogne qui a perdu son chemin ?
J'ai cité en vrac quelques cas typiques entre lesquels il n'y a pas de rapport apparent, qui renvoient à des expériences très diverses, de tonalité et de gravité disparates, sauf qu'en tous se retrouve une certaine pointe de réel, un poinçon significatif, aisément repérable, toujours lié à l'angoisse, source d'angoisse. Pour une raison facile à dire : c'est le moi qui est débordé, c'est le moi qui craint pour son équilibre, pour sa continuité. Si l'irrution du désir sexuel est généralement de tonalité plutôt agréable elle ne va pas sans provoquer, au regard de tout ce qu'elle engage et bouleverse, une montée d'angoisse qui entraîne parfois la fuite : "Ah laissez-moi, cruel, ne me tourmentez plus de vos prières ! "Un cloître est l'époux qu'il me faut" !
Notre démarche de pensée nous mène de la sorte à une conclusion très étonnante. Si par "réalité" nous entendons le monde tel qu'il nous apparaît dans son ordinaire, plus ou moins ordonné (un cosmos), plaisant ou déplaisant, régulier ou chaotique, on pourra soutenir que le "réel" est l'autre côté, voilé, inconnu, menaçant, refoulé mais resurgissant à certaines heures redoutables et fécondes, provoquant une sorte de dépossession momentanée : c'est Cela qui occupe tout le champ, avant de retourner là-bas. S'il en est bien ainsi il faut conclure en disant : la réalité et le réel sont strictement opposés comme les deux faces d'un miroir. Dans la première face (la réalité) nous nous plaisons et complaisons, la seconde (le réel) nous ne voulons pas la voir, et pourtant le destin nous contraint, à de certains moments, à l'entrevoir subrepticement, avant que sa lumière trouble ne s'évanouisse.
Disons, pour finir en ré majeur, que le philosophe selon mon coeur est le sujet qui accepte de se confronter au réel, dans la mesure de son intelligence et de son courage, sachant qu'il n'en est pas de savoir exhaustif possible, ni de maîtrise. Le langage commun le dit très bien : il faut faire avec. Oui, mais aussi : il faut faire sans.