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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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29 novembre 2021

DES MOTS ET DES CHOSES

 

"Pour l'arc le nom est vie, mais son oeuvre la mort" (tô toxô onoma bios, ergon de thanatos" Héraclite fragment 43.

Pour entendre cette maxime il faut savoir qu'en grec ancien existent deux mots pour l'arc : toxon et bios.  On peut estimer que toxon est l'usage courant et bios serait réservé à la langue des dieux, si l'on suit Homère. Or bios signifie également vie, c'est l'accent tonique qui fait la différence, pour bios, la vie, l'accent est sur le i, pour l'arc, bios, l'accent est sur le o. Il s'agit donc d'une homonymie, laquelle invite au jeu des signifiants. Le nom de l'arc est vie. C'est la langue qui appelle, de son propre mouvement, instaure des rapports, des rapprochements, des équivalences, au mépris des choses réelles et des rapports réels.

C'est ce qu'indique la deuxième partie de la phrase, qui rétablit l'ordre des choses : l'arc, de quelque manière que je l'appelle, est un instrument de mort. Il y a d'un côté ce qu'on dit - et en poussant un peu on peut dire n'importe quoi - et de l'autre ce qui est. Je peux toujours justifier l'usage de l'arc en expliquant qu'il me sert à préserver ma vie par la chasse et la guerre, il n'en este pas moins que cette vie sauvée est sauvée par la mort donnée. La vie de l'un est la mort de l'autre.

Ce qui peut nous surprendre et nous choquer c'est la scène, dans Homère, où Apollon le dieu archer, fait pleuvoir des centaines de flèches sur les Achéens, semant la mort et la désolation, au motif qu'ils auraient oublié de sacrifier en son honneur. Dans l'Iliade Apollon est un dieu terrible, impitoyable, bien loin de la représentation tardive qui en fait un être de lumière, pacifique et civilisateur. L'image archaïque, chez Homère et Héraclite, est vraisemblablement plus vraie, plus originaire, en ce qu'elle ne jette pas un voile pudique sur la dureté de l'existence, mais tout au contraire exhibe la cruauté, l'absurdité de la vie et de la mort. Plus tard, à l'époque classique, on cherchera à amollir, à adoucir ce rapport en voilant les aspérités insupportables dans des oeuvres de conciliation.

La singularité de cette maxime d'Héraclite tient à ceci : il montre dans le texte lui-même la séparation infranchissaable entre l'ordre des mots (la langue) et l'ordre des choses. Le mot dit la vie, le réel donne la mort. Vie et mort sont inextricablemlent liés, symboliquement par la figure d'Apollon, positivement par le destin de mort qui soutient toute vie. A un autre niveau on remarquera un autre paradoxe : c'est par la parole, et le déchirement au sein de la parole, que l'auteur veut nous conduire à nous méfier des mots, non point les récuser en bloc, mais les déplier, les ouvrir, et par la brèche ainsi ouverte, frémissante, écouter, entendre ce qu'ils ne disent pas comme tel, "la phusis qui aime à se cacher".

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Commentaires
G
Je comprends votre réticence devant le vertige pyrrhonien. Il me semble qu'un tel vertige ne s'explique pas seulement par les vertus de l'intelligence : ce vertige est plutôt la conséquence d'une expérience vécue, que la pensée essaie après coup de mettre en mots, sans y parvenir complètement.
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S
Oui, se méfier des mots non pour les récuser mais les entrechoquer, les mettre en musique, les ouvrir pour qu'ils évoquent plus le mystérieux silence que la chose dite, pour qu'ils laissent s'exhaler entre les lignes le parfum de l'indicible, le "langage des fleurs et des choses muettes".<br /> <br /> Très beau. Je me retrouve davantage dans cette fin ; j'avoue être un peu effrayé par le vertige Pyrrhonien qui, poussé à son extrémité, me semble nous conduire dans un abîme de solitude et d'errance. L'expérience ne me tente guère même si je reconnais tout l'intérêt de sa démarche afin de nous éviter à minima de prendre des vessies pour des lanternes et de se bercer d'illusions.
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X
Le mot serait le double du réel car toute chose semble avoir un double, un autre inversé.
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D
Excellent article ! Si le mot par son caractère conventionnel donne l'illusion de flotter au dessus des choses, n'est-ce pas parce qu'il échappe à la tension de l'arc ? De même que le fleuve n'a de puissance que des rives qui en conditionnent le cours, la flèche doit son déplacement à la tension des cordes. <br /> <br /> Peut-on en dire autant des mots, des phrases, des jeux de langage ? La parole n'est-elle pas que l'ombre de l'acte, un ordre de réalité ne rencontrant jamais tout à fait le second, nomos et physis irréconciliables ? Cela ferait de l'homme parlant non pas un "homo sapiens" mais comme dirait E. Morin, un "homo demens" ( dont les mythes décrivent bien l'indéracinable irrationalité).
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