SCHOPENHAUER et NIETZSCHE
J'étais en classe de première lorsque, par heureux hasard, je découvris simultanément Schopenhauer et Nietzsche. C'était à la fois un cadeau céleste et un immense embarras. Je ne pouvais savoir alors que l'opposition entre ces deux auteurs me suivrait tout au long de la vie, sans que je parvienne jamais à une conclusion définitive. Avec Schopenhauer j'étais en affinité d'humeur et de sentiment, affligé comme lui par la douleur d'exister sous la roue d'un vouloir-vivre absurde, répétitif et omnipotent. A moi aussi l'existence de l'inconscient était une évidence. Et comme lui je cherchais mon salut dans l'art, à la fois comme contemplateur et créateur. J'y trouvais une sorte de justification a priori, et un dédommagement sensible aux douleurs de la vie. Mais parfois j'étais emporté dans un désespoir si profond que rien ni personne, et la philosophie encore moins, ne pouvait me sustenter. La seule solution était d'attendre, si, comme le dit Schopenhauer lui-même, "le temps est galant homme".
Ma relation avec Nietzsche a toujours été très compliquée. J'étais saisi, ravi, envoûté, mais peut-être pour de mauvaises raisons. Dans ce jeune âge je ne pouvais certes pas comprendre correctement une pensée si difficile, si corrosive, qui ne se donne qu'à celui qui a déjà beaucoup vécu et médité. Depuis lors j'ai lu à peu près toute l'oeuvre, revenant souvent sur les passages les plus significatifs. J'admire l'esprit vif, la critique impitoyable, la clairvoyance du diagnostic - mais je me découvre de plus en plus réticent sur les propositions : le surhumain, la volonté de puissance, l'éternel retour. Il me semble qu'il y a là un forçage psychologique, une disposition exaltée, un vouloir de volonté, une surchauffe qui ne me semblent pas compatibles avec les capacités ordinaires de la conscience. D'autres que lui ont découvert cette dimension orgiaque et dionysiaque, mais ils se sont abstenus : ils voulaient bien la voir (comme Goethe dans "Le royaume des mères"), et même la connaître intuitivement, mais sûrement pas y pénétrer plus avant. La voir, savoir, oui, y vivre, non. Contrairement à Ulysse qui descend aux Enfers, et en revient, Nietzsche est celui qui n'en revient pas.
On peut se moquer de Schopenhauer tant qu'on voudra, de sa prudence cauteleuse, de sa couardise. Il est clair pourtant qu'il a vu le monstre et mesuré le danger. Il incarne une forme de sagesse qui se tient résolument à distance du tragique - que pourtant il analyse fort bien pour l'avoir amplement vécu en lui-même. Comme Epicure, à qui il ressemble assez par certains côtés, et qu'il cite à l'occasion, il opte pour le principe apollinien : accepter de voir la cruauté du réel, ne pas se boucher les yeux, mais quant à soi-même se tenir à bonne distance. Se souvenir qu'Apollon est dieu des arts et de la médecine, remèdes traditionnels à la douleur d'exister.