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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 octobre 2020

DE LA COUPURE SYMBOLIQUE (2) - Epicure psychanalyste

 

On se fait d'Epicure et de l'épicurisme, par les temps qui courent, une image bonhomme, quasi insignifiante. N'est-il pas le théoricien du plaisir, ce qui ne gêne plus personne, à l'inverse de siècles plus austères où l'on se récriait, s'époumonait, se scandalisait. Mais ni les prêtres offensés ni le public ignorant ne semblent avoir saisi la logique interne ni la portée réelle de cette doctrine. On néglige, ou on refoule tout simplement l'intention cardinale, qui est de procéder à des coupures signifiantes dans les domaines de la physique, de la canonique et de l'éthique. C'est cette logique soustractive qui est à l'oeuvre dans le fameux "tétrapharmakon" - le quadruple remède à la douleur d'exister.

"Les dieux ne sont pas à craindre". Pourquoi cela ? Parce que nous sommes coupés des dieux, qu'ils vivent de leur propre vie, qui ne doit rien, ni n'apporte rien à la nôtre. C'est exactement l'inverse de ce que disait Pindare, qui soutenait, conformément à la tradition, que les dieux et les hommes sont issus de la même origine, et qu'ils entretiennent un rapport, dissymétrique certes, mais réel. On peut bien consentir à dire que les dieux existent, mais cette existence n'est rien pour nous, et la nôtre rien pour eux. Si bien qu'au total il est indifférent, sur le plan pratique, que les dieux existent ou non. Les hommes se voient ainsi ramenés, sans secours divin, alors que les prières et les offrandes sont parfaitement inutiles, à la réalité indépassable de leur existence. "Il est sot de demander aux dieux ce que l'on peut se procurer par soi-même". Voilà qui explique la haine et le mépris dont l'épicurisme a fait l'objet de la part des religieux dont toute la logique se soutient d'un rapport de soumission à quelque grand Autre divinisé. On songe à l'anathème prononcé à l'égard de Spinoza soupçonné de matérialisme militant : "Ci gît Spinoza, le renégat, crachez sur sa tombe !"

Il faudra vivre sans le secours des dieux, ou de Dieu, assumer la solitude de l'existence - qui perdure en dépit des relations amicales - et vivre, de plus, sous l'aplomb de la mort, à laquelle il n'est pas de parade : "face à la mort nous sommes tous une citadelle sans murailles". C'est la seconde coupure, celle qui supprime tout rapport à quelque vie post mortem, sous la forme, par exemple, d'une immortalité de l'âme. Les deux coupures, celle qui nous coupe des dieux, celle qui nous coupe de la vie immortelle, se tiennent ensemble, font système : à quoi servent les dieux si ce n'est à nous procurer, fantasmatiquement, la vie immortelle ? Car dans cette affaire, au bout du bout, de quoi s'agit-il, si ce n'est d'un fantasme, illusion de puissance illimitée qui se thématise sous la forme d'une vie illimitée ?

La troisième coupure dérive naturellement des deux précédentes : ramené des cieux sur la terre, considérant sa nature propre, l'homme découvre les limites du corps, et conséquemment, de l'esprit. On voudrait jouir de manière illimitée, en intensité et en durée, mais voilà, le pouvoir du corps, quoique extensible, se heurte à des impossibilités. "Ce n'est pas le ventre qui est insatiable, comme le dit la foule, mais l'opinion fausse au sujet de la réplétion illimitée du ventre". Même logique : le corps, le ventre, le sexe sont réglés par les lois naturelles, c'est l'esprit malade - toujours le fantasme - qui aspire à un au-delà, et qui invente toutes sortes de chimères. La saine éthique consiste à faire passer le scalpel spéculatif au bon endroit, non pour faire souffrir, mais pour affranchir.

La  triple coupure délimite le domaine proprement humain, celui d'une volupté sereine, que ne perturbe plus l'aspiration illimitée, et qui réconcilierait le corps et l'esprit : jouissance et réjouissance du possible, volupté effective. Cela peut paraître banal, mais songez à son contraire, l'hystérique, dont le désir ne se soutient qu'à courir vers l'objet inaccessible, et au prix de celui-ci, à dédaigner tout le reste, ne jouissant pour finir que de ses tourments et de ses larmes. "J'aime ma douleur plus que ma vie même". Soit, mais il est loisible de préférer un plaisir limité mais réel, à ce non-plaisir d'un plaisir impossible.

Epicure ne cesse de marteler : le plaisir est aisé à se procurer, il est connaturel à l'être vivant, si toutefois il inscrit en soi-même la limite de nature. Cela se vérifie aisément pour peu qu'on dispose des biens essentiels à la vie. C'est nous qui, par quelque travers de notre idiosyncrasie, ne savons jouir de la vie. En cause, notre fureur d'avoir, notre obsession d'être, la galerie interminable des passions tristes.

Reste le problème de la douleur, mais elle aussi a ses limites. Si elle est intense elle ne dure pas, si elle est tempérée on peut cohabiter avec elle. Rappelons qu'au temps d'Epicure on ne connaît pas les antibiotiques, ni les antalgiques. Aujourd'hui on dispose de médicaments puissants qui réduisent la maladie et la douleur. Mais aujourd'hui comme hier il reste les souffrances psychiques dont la source est à chercher dans l'organisation mentale et dont le remède ne peut être trouvé que dans un surcroît de connaissance.

 Oui, dans son style simple, direct, efficace, Epicure inaugure une sorte de psychanalyse de la vie psychique conçue dans son rapport direct avec la nature. A l'arrière-plan de ses réflexions sur l'homme, sa vie et son bien, se dresse toujours la grande figure, non de quelque dieu sauveur et magicien, mais du Tout immense et infini, dont nous ne sommes jamais qu'une infime partie. Le fini ne peut s'égaler à l'infini, voilà une formule assez heureuse pour conclure.

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