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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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3 juin 2020

REVE DE CYCLADES : journal du 3 juin 2020

 

Je me suis rendu quatre fois en Grèce, trois fois dans la région classique de Corinthe, d'Athènes, de Delphes et d'Epidaure, une fois en Crète. D'y penser aujourd'hui me donne instantanément un léger vertige, éblouissement de lumière, sortilège du feu dans le coeur. J'étais alors dans la santé des quarante ans, pressentant qu'une oeuvre devait bien attendre son poète, mal assuré d'être un jour ce poète. Mais enfin là-bas, tout ce qui m'entourait, tout ce que je voyais, sentais, comprenais, tout m'exhortait à la célébration de l'art, dans une parole qui ne serait pas de confection rapportée. Je puis bien dire comme Aschenbach dans "La mort à Venise" que toute ma culture s'émouvait, que c'était miracle de voir que ce que j'avais appris dans les livres, ici se laissait voir, s'offrait sans fard, dans l'évidence de la perpétuité. Oui, Sophocle était toujours là, et ses personnages je les voyais se mouvoir au théâtre, parlant, chantant grec comme autrefois, et les spectateurs dans les gradins de pierre comprenaient d'instinct, pleuraient et applaudissaient. Je voyais l'héroïne apparaître en public, tenant dans ses mains l'urne funéraire, se tordre les cheveux, se lamenter, et tous nous étions emportés dans un torrent de douleur, comme si nous avions perdu un frère, une mère, dans un deuil inexpugnable. Ces images restent gravées à jamais.

Ces derniers jours, émergeant d'une période lamentable, je me surprends à rêver des Cyclades. Ah que ne puis-je comme Ulysse louvoyer d'île en île, de port en port, visiter les sites archéologiques, et bien sûr m'enivrer de resiné, d'ouzo - de musique, et avec un peu de chance, participer à une de ces soirées typiquement grecques où l'on tambourine du pied au son du bouzouki ! (Dans mon premier voyage, aux portes d'Athènes, nous avions, ma compagne et moi, eu le bonheur de participer à la fête du vin, gigantesque dionysie où l'on tanguait de barrique en barrique, buvant à volonté, entre les groupes de musiciens et de chanteurs, et je crois bien que j'aie dû m'essayer, moi qui ne danse jamais, à risquer quelques pas malencontreux de sirtaki, mais enfin nous étions tous dans un état bacchique avancé et tout jugement était proscrit. Inoubliable ! Il ne manquait, pour compléter l'illusion, que la procession de Dionysos, les Ménades et les Bacchantes !)

Je veux bien que le christianisme ait emporté tout ce qui faisait la beauté de l'ancien monde, mais quoi qu'on fasse, il reste toujours quelque chose qui ne s'efface jamais, traces mnésiques, rites, lettres et paroles d'un alphabet inconscient qui se rappelle à nous dans les interstices du discours officiel. Peut-être trouverait-on, sur quelque île reculée, des danses antiques, des choeurs en fête, immuables depuis des siècles, monuments insolites d'un passé oublié.

Heureusement, pour nous, l'Antiquité grecque est toujours vivante par les textes. L'incendie d'Alexandrie nous a, hélas, privé d'une collection étourdissante d'oeuvres littéraires et philosophiques. C'est évidemment une perte irréparable, sauf si par miracle on trouve demain d'autres sources, ou que l'on puisse reconstituer des parchemins carbonisés, comme le traité d'Epicure ("De la nature", en trente-sept livres) calciné par l'irruption du volcan. Mais soyons bons princes, travaillons avec ce qui reste, qui est considérable, sinon en quantité, du moins en qualité. Il reste en effet de quoi se réjouir, de quoi étancher la soif, et plus prosaïquement de quoi rêver. N'est-ce pas le rêve, en dernière analyse, qui trace à la pensée le chemin qu'elle prendra sans savoir ce qui la fait penser ?

 

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