L'AIR DU LARGE : journal du 15 janvier 2020
C'est un effet, sans doute, de la débilité de l'âge : on regarde plus volontiers en arrière comme si par là on pouvait freiner la fuite du temps. Mais il est bien agréable aussi d'évoquer les moments heureux, dont l'empreinte ne s'efface pas et qui, au soir de la vie, nous réconcilient avec nous-même.
Il est infiniment précieux de parvenir, par delà les aléas de l'existence, à ce sentiment d'unité personnelle, que Goethe exprime si bien dans la fin du Faust :
"Es sei wie es wolle
Es war doch so schön ! " (Quoi qu'il en soit, c'était si beau !)
Je me revois, debout à la fenêtre du dortoir de l'internat, du haut du troisième étage, regarder la vaste plaine qui s'étendait en contre-bas, la fourrure brune de la forêt, la rivière tout en bas entre les rives herbeuses, et surtout, surtout, sur la colline d'en face, émergeant des taillis et des châtaigneraies, le donjon du Pflixbourg, très loin, voguant au dessus de la mer végétale comme un bateau mélancolique. Ce château représentait tout ce qui m'était refusé : la libre déambulation forestière, les chemins de hasard, la solitude heureuse, la sombre poésie des ruines. Que fais-je ici, dans cet internat poussif, quand m'appellent l'air du large, le plaisir échevelé du vagabondage, la liberté ? Que fais-je ici, quand tout m'appelle ailleurs, moi l'amoureux transi de la nature, le chevalier courtois d'une cause inconnue ? Il me fallait remettre, et remettre encore, à plus tard, cet urgent désir d'exploration, qui, je le sentais fortement, était ma vraie raison de vivre.
Mais il y avait autre chose encore. Un jour, pour nous éclairer sur l'histoire antique, nos révérends pères crurent bon de nous projeter un film sur la sculpture, ou sur l'Acropole, je ne sais plus. Mais ce que je sais c'est que ce fut pour moi un moment extraordinaire. Nous qui vivions dans le mépris de la chair, dans la terreur du péché, le refus du corps et de ses tentations diaboliques, voilà qu'on nous exhibait la nudité triomphante, la beauté souveraine des torses et des visages, le sourire éternisé dans le marbre, et, à travers tout cela, tout le charme ambigu de la sexualité - invisible mais si présente, si affolante. J'en étais tout retourné. Je soupçonnais qu'il y avait un tout autre monde hors de ces murs, un monde de beauté et de séduction, et sur le champ, ce qui me restait encore de velléité religieuse était dissous à tout jamais.
De là ma passion pour l'Antiquité, et par un très léger déplacement, le goût de la philosophie - antique de préférence. C'est tout un : Homère, Sappho, Eschyle, Sophocle, Euripide, Héraclite, Démocrite, Epicure, Pyrrhon. Ou encore : la liaison nécessaire de la vérité et de la beauté.