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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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15 février 2018

Le TEMPS est un ENFANT qui JOUE - Héraclite

 

"Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions : royauté d'un enfant" Héraclite fragment 52, traduction de Marcel Conche.

Dans ce fragment il est question de l'Aïon, et non de Chronos. Chronos est le temps limité par la mort, ou le temps d'une génération : "la génération égale à trente ans, temps (chonos) dans lequel celui qui a engendré voit celui qui a élé engendré par lui engendrer à son tour" (fragment 19 a). Chronos détermine les étapes et la limite de la vie ; c'est le temps des êtres vivants, nymphes, hommes ou animaux. Epicure voudra que les dieux échappent à Chronos grâce à leur faculté spéciale de renouvellement ; pour autant ils ne sauraient égaler l'Aïon.

"L'Aïon est un enfant qui joue". Marcel Conche traduit : le Temps, avec majuscule, pour souligner son caractère éminent, universel. On ne saurait traduire autrement, mais il faut bien comprendre que c'est par défaut. La langue française ne dispose d'aucun terme adéquat pour rendre Aïon. L'idée originelle, dans aïon, c'est "durée de vie, d'où principe de vie, âme". Plus tard "éternité". Ici, dans ce fragment extraordinaire, il ne peut s'agir que de la durée éternelle, de l'éternité du Tout. Le Temps éternel joue aux osselets, comme un enfant, construisant des châteaux de sable et les détruisant tout à tour, pour en édifier inlassablement de nouveaux, tous destinés à la décomposition. Jeu gratuit, comme celui d'un enfant qui s'amuse à faire et à défaire, sans se lasser jamais, sans autre but que de continuer le jeu à l'infini. En fait il n'y a pas de debut, ni de fin, ni de cause ni de raison. Aïôn artiste, aïon enchanteur et enchanté, divine gratuité, divine grâce, et innocence. L'Aïon ne désire rien, ne veut rien, il agit, et ne peut faire autrement qu'agir. Sa nature propre c'est son agir intemporel, inépuisable.

Le processus n'a pas de commencement : nulle création ex nihilo, nul créateur, - pensée totalement étrangère aux Grecs. " Ce monde-ci nul dieu ni homme ne l'a créé, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s'allumant et s'éteignant à mesure"(fragment 30). L'éternité du "il y a" est une évidence première et dernière, dont l'effet libérateur saute au yeux : l'homme n'a nullement la responsabilité cosmique, il ne s'inscrit pas dans une histoire qui porterait le sens du monde, il n'a ni faute ni devoir à l'égard d'un processus qui le dépasse totalement, qui le porte et l'emporte. Rien, ici, qui évoque la faute originelle, le devoir de réparation, la prise en charge d'un devenir : gratuité du jeu, innocence du devenir, lequel n'est pas même un devenir - tout devenir impliquant une finalité, devenir ceci ou cela  - mais la grâce d'un faire-défaire strictement égal à la marche sans finalité du processus. 

"Un enfant qui pousse des pions, royauté d'un enfant". L'enfant est le roi de son royaume, qui est l'univers, ou le Tout - on ne sait quel terme employer, en français, pour rendre l'intuition de la totalité héraclitéenne. Tout est jeu, la naisssance, le travail, la guerre, les relations sociales, et même la contemplation, plus encore, puisque dans la contemplation l'homme se hisse au dessus de sa misérable condition, des convoitises et des passions, pour se remplir l'âme de l'immensité et de l'éternité. OUi, sublime Héraclite, tu nous délivres de tant de maux inutiles, d'affairements inutiles, pour nous jeter, vivaces et éblouis, dans la sphère sacrée qui engendre et abolit les mondes.

Dire : le Temps, même avec majuscule, est encore une approximation langagière. Dans l'Aïon éternel existe-t-il du temps ? C'est là que l'opposition Aïon-Chronos prend tout son sens : les êtres qui parviennent "aux rivages divins de la lumière" (Lucrèce) sont soumis à la loi de Chronos, vivent un certain temps, et meurent, comme ces châteaux de sable emportés par la mer. Chronos est le dieu qui détermine la durée. Il définit le statut de la chose, au sens large, de tout ce qui apparaît dans le monde. Mais cela n'affecte en rien la souveraineté d'Aïon, qui, comme un artiste, jette ses oeuvres dans l'existence avant de les brûler au feu de l'éternelle transformation. 

Le sage nous enseigne Aïon, là où tout nous attache et nous aliène à Chronos. Déplacement du regard : "nous sommes et nous ne sommes pas", croyant être, le temps d'une vie, et en même temps non-étants au regard du temps immense. Et surtout : qu'est ce qui a valeur, en dernier ressort, pour un passager qui comprend qu'en dernière instance tout n'est que passage ?

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Commentaires
G
Je dirais volontiers : le temps porte (et emporte...)
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A
De rien cher Guy.<br /> <br /> Une coquille et une précipitation dans mon commentaire : " nous l'habitons" et non à l'imparfait. Précipitation : l'habiter. Je pense que ce mot n'est pas approprié, même d'un point de vue métaphorique, ne s'agissant pas d'un lieu. Et nous parlons bien trop souvent du temps, en français du moins, avec avoir et ses dérivés de toute sorte. La possession, l'habitat, le sentiment du temps me semblent tous impropres. Et d'ailleurs, aucun verbe ne me semble convenir, sinon par des détournements métaphoriques qui signifient peu. Laissons le dernier mot à Pindare : "survient" un temps (aiôn) vivant doux-enchanté". Comment nous manifestons-nous, à nous-mêmes, ce temps, quand nous ne sommes pas distraits ?
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G
Merci, cher ami, pour ces belles citations de Pindare. L'aïon cependant nous habite plus que nous ne l'habitons, trop distraits que nous sommes ...
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A
Et Pindare :<br /> <br /> Ephémères ! Etre quelqu'un ? N'être personne ? Le rêve d'une ombre<br /> <br /> est l'homme. Mais quand un rayon dieudonné survient<br /> <br /> un vif éclat plane sur lui, et un temps (aiôn) vivant doux-enchanté.<br /> <br /> Pythiques VIII, 95...<br /> <br /> Mais le temps (aiôn) au fil des jours rend autre tantôt cette chose<br /> <br /> Tantôt cette autre. Invulnérables seuls, les enfants des dieux.<br /> <br /> Isthmiques, III, 18b.<br /> <br /> Sans céder à l'écueil de la simple subjectivité, et comme nous sommes une partie du tout (qui pour moi éclate dans les infinis), ce temps-aiôn nous traverse, nous l'habitions. Il nous reste à le penser sans cogitation, le vivre sans besoin ni accaparement, le sentir hors des sens.
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Y
L'éternité de "il y a" est assez perturbante dans la mesure où, quand on regarde en arrière sur 4 milliards d'années depuis les archéobactéries, nous avons l'illusion de la flèche du temps qui aboutit au présent. Complexité croissante du vivant au cours de l'évolution et donc tentation forte d'y donner un sens. Comment associer ce processus phylogénétique du plus simple vers le plus complexe avec une conception cyclique du Temps?
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