Du DETOURNEMENT DIVIN : VIGNY
" Le silence"
"S'il est vrai qu'au Jardin sacré des Ecritures
Le Fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité"
Cette strophe extraordinaire conclut un pathétique poème, "Le mont des oliviers", où Vigny met en scène le désespoir du Christ qui en vain invoque son Père céleste.
"Vainement il appela trois fois
"Mon père !". Le vent seul répondit à sa voix".
Dieu "muet, aveugle et sourd" à la souffrance et au désespoir, pourquoi encore s'obstiner à croire, à prier, à espérer ? Vient le moment du détournement : au Dieu qui se détourne l'homme répondra par un détournement catégorique. Il y a de la douleur, de la déception, une sorte de rage froide dans ce détournement : "dédain, froid silence" c'est le langage de l'amour blessé, du dépit amoureux. L'homme croyait pouvoir compter sur Dieu, il se voit délaissé, abandonné, solitaire et glacé dans un monde dépourvu de sens, dans une création misérable, "un monde avorté". C'est le désespoir du croyant qui voit s'effondrer tous ses espoirs, rendu à sa condition pitoyablement mortelle.
Ce moment de la déréliction se trouve également dans Hölderlin, mais la tonalité est très différente. Chez le poète allemand la rupture, si elle consommée tout aussi radicalement, n'ouvre pas au silence raidi de la déception mais à une sorte de continuité apaisée. Le détournement catégorique met en effet l'homme en responsabilité de son destin, il le contraint à se détourner de l'espoir et de la certitude, mais c'est en conservant le souvenir, dans une "infidèle fidélité" - il faut garder mémoire des époques anciennes, des dieux et des héros qui ont construit le devenir humain, Héraklès le bienfaiteur, Dionysos dieu du vin et des cités florissantes, et le Christ, le dernier héros qui témoigna par sa vie et sa mort de la mort de Dieu. Hölderlin se fait devoir de conserver la continuité de l'Histoire, même à travers les ruptures, de ne pas briser la trame et de fonder une postérité de l'esprit. Le détournement du divin est un moment particulièrement aigu, mais il ne faut pas se bloquer sur le négatif, il faut reprendre la marche : "Le Père aime/ Que soit sauve la Lettre" -entendons : si le dieu de la religion est bien mort il faut cependant une Loi qui soit ferme, et qui organise les rapports entre les hommes selon l'esprit de justice et de liberté. Hölderlin se situe clairement dans la lignée de la Révolution française, et voit dans ce moment la préfiguration possible d'une authentique culture.
Second point : faut il se raidir dans le silence ? La posture, toute stoïcienne, ne manque pas de grandeur. Mais elle est inappropriée. Est-elle même possible ? Ecrire un poème en prônant le silence n'est ce pas étrange ? Sainte-Beuve reproche à Vigny de s'être enfermé "dans une tour d'ivoire", et il est vrai que durant vingt ans, retiré dans son manoir, le poète n'écrit guère et publie encore moins. Mais il rédige quelques poèmes "philosophiques", les plus beaux et les plus grands. Son silence est très relatif, disons que sa parole est plus rare et plus grave. J'estime, tout à l'inverse, qu'il est d'autant plus urgent de parler, et d'écrire, que l'assise de l'ancienne foi s'est dérobée et qu'il faut dès lors travailler à "faire l'homme düment". Ce n'est que par la parole, désolée d'abord, et incertaine, et balbutiante, puis plus ferme et assurée, mais toujours expérimentante, ouverte et questionnante, qu'il sera possible de "fonder ce qui demeure" - à quoi les poètes, ces révélateurs, ces explorateurs, ces navigateurs contribueront le plus puissamment. C'était en tout cas la conviction de Hölderlin : "Là où est le danger/ Croît aussi ce qui sauve".
Le danger c'était la mort de Dieu. Ce qui sauve c'est la parole en qui cette mort se révèle, en qui cette mort se dépasse.
Je dirai, à titre personnel : l'homme qui a inventé les dieux dans son enfance pour se sécuriser et se conforter, en son âge plus mûr peut apprendre à s'en passer. Mais c'est aussi une pensée très amicale, pour soi-même, que d'admetre qu'il fallut jadis des dieux pour faire l'homme, qu'il n'y a pas à en rougir, et que nous pouvons avec sérénité en garder le souvenir, sans souffrir de leur perte, à la condition de vivre sans eux.