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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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5 juin 2023

DE L'ENTHOUSIASME

 

Etymologiquement l'enthousiasme désigne la présence du dieu (theos - thou) en soi (en : au dedans). C'est une forme de possession par le dieu qui entraînerait l'exaltation, voire le délire sacré (la mania), comme la manifestent la Pythie inspirée par Apollon ou les Bacchantes par Dionysos. Pour s'en faire une idée adéquate il faut relire "Les Bacchantes" d'Euripide. On y voit que l'enthousiasme, porté à son incandescence, n'est pas un vain mot dans le contexte d'une ferveur religieuse collective.

Dans le domaine littéraire l'enthousiasme qualifie l'inspiration poétique, laquelle, selon la tradition, est un don des Muses. "Dis moi, ô Muse, l'homme inventif, qui erra si longtemps..." (Premier vers de l'Odyssée). Invoquer la Muse c'est se mettre au diapason de l'extra-ordinaire, c'est partager le destin glorieux des héros, c'est vivre, le temps d'un récit fabuleux, de la vie des dieux. Où l'on voit que la littérature, en ces temps lointains, est profondément enracinée dans l'univers enchanté du mythe.

   "C'est grâce aux Muses, grâce à l'archer Apollon, qu'on peut voir

   Sur la terre des hommes qui chantent et qui touchent la cithare.

    C'est grâce à Zeus qu'on peut voir des rois. Heureux celui que les Muses

    Aiment d'amour. De douces paroles coulent de sa bouche,

    Et si quelqu'un souffre d'une souffrance qui est nouvelle à son coeur,

    Si le chagrin lui brûle l'âme, il suffit qu'un aède

    Serviteur des Muses, chante la gloire des hommes d'autrefois,

    Ou les dieux bienheureux qui ont leur maison dans l'Olympe,

    Soudain il oublie ses idées sombres. Il n'a plus souvenir

    De ce qui l'angoissait. Le cadeau des déesses

    L'a soudain retourné. Avec vous soit la joie, enfants de Zeus !

(Hésiode, Théogonie, vers 94 à 104)

Ce qu'on appelle assez confusément l'inspiration poétique, pendant des siècles et jusqu'à la période moderne, se nourrit de cette mythologie : être inspiré c'est accueillir en soi la parole qui vient d'une instance supérieure, supposée connaître le passé, le présent et l'avenir. Les poètes jouent volontiers aux prophètes. Pour le dire très simplement : ils se posent comme dépositaires d'un Savoir que n'ont ni les savants ni les princes, le Savoir du Grand Autre qui s'exprime à travers eux dans le surgisssement du poème. C'est évidemment une prétention extravagante, une illusion comique, mais elle a engendré tant de merveilles !

Lorsqu'on découvre qu'il n'existe pas de Muses bienveillantes, de divinités ni d'instance souveraine qui ferait office de Grand Autre, que le poète est nu tout autant que le roi, et qu'au fond ce n'est pas la présence du dieu en soi, mais son absence qui fait la condition du poète moderne, on se demande alors si la poésie est encore possible. A se rouler sans cesse dans le subjectivisme le plus plat (moi je, moi je...) irrévocablement la poésie se perd. 

Ce mouvement tragique de dépossesssion, jusqu'au plus aride de la solitude, Hölderlin l'incarne et l'exprime dans sa vie et dans son oeuvre. Dans le premier moment il témoigne encore de la position traditionnelle :

            "Il nous revient pourtant, sous les orages de Dieu,

             Poètes, de rester debout, tête nue,

             Le propre éclair du Père de le saisir, de le tendre

             Au peuple, enveloppé dans le chant..." (Tel qu'au jour de fête)

On pourrait soutenir que c'est une version nouvelle du modèle delphique : le dieu parle dans l'orage, le poète, comme la Pythie, recueille cette parole, la transmet, inspiré, enthousiaste, au peuple sous la forme du chant. Mais Hölderlin  reconnaîtra que cette position de médiateur ne va pas sans danger. Il dira dans une lettre : "Je crois bien qu'Apollon m'a frappé" ! La trop grande proximité est de fait dévastatrice.

A la présence écrasante il opposera bientôt une toute autre position. La structure propre de la modernité est de vivre, non la présence, mais l'absence du dieu. Si le dieu se retire l'homme aussi pourra se retirer, expérimentant la solitude, le délaissement mais aussi la liberté.

            "Mais sans peur reste, comme il le doit, l'homme

                Seul devant Dieu, son innocence le garde,

                    Et point n'a besoin d'armes ni de ruses

                         Avant que l'aide le défaut de Dieu" (Vocation de poète)

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